SCARY STORIES : EN LETTRES DE SANG

Si le titre du film ainsi que son affiche manquent cruellement de personnalité, il ne faut pourtant pas hésiter à franchir les portes de ce manoir, au-delà desquelles se cache un beau film d’épouvante à l’ancienne. Portant la patte de Guillermo del Toro, qui initia le projet, participa au scénario et à la production, Scary Stories n’est pas un énième produit nostalgique procurant des frissons bon marché, mais bien une petite bobine horrifique efficace et attachante.

 

Nous sommes en 1969 et le contexte de la guerre du Vietnam et du départ des jeunes gens pour combattre l’ennemi est prégnant dans cette petite ville des Etats-Unis où Stella et ses amis s’apprêtent à fêter Halloween. Si le contexte social et politique du film ne sera que peu dessiné ou déterminant, il est intéressant de voir l’action se dérouler à une autre époque que les rebattues années 80.  Les événements de la soirée mènent les adolescents jusqu’à un manoir abandonné, qui fut le théâtre de nombreux faits étranges. Tout en racontant à Ramon, un jeune mexicain qu’ils viennent de rencontrer, l’histoire tragique de Sarah Bellows, disparue près d’un siècle plus tôt, Stella et ses amis s’emparent du livre d’histoires de la jeune fille. Un livre qui une fois réouvert ne se laissera pas refermer aussi facilement…

 

Si le début du film traîne un peu en longueur, sur fond de représailles lycéennes un peu convenues, la suite s’avère bien plus rythmée, à partir du moment où s’enclenche le principal procédé narratif  du film : les nouvelles histoires qui apparaissent dans le livre à mesure que les faits qu’elles racontent se déroulent réellement. Cela donne lieu à un suspense imparable : nos jeunes héros parviendront-ils à changer le cours de l’histoire ou sont-ils condamnés à lire avec un peu d’avance le funeste destin qui attend l’un des leurs ? Visés un à un, ils devront trouver le moyen de remonter jusqu’au cœur de ce livre dont les pages se recouvrent inexorablement de lettres de sang : son auteur, Sarah, réveillée d’outre tombe pour ajouter de nouveaux récits horrifiques à ce volume maudit.

 

Sans être un film à sketchs, puisque le récit prépondérant est l’enquête de Stella, qui est d’ailleurs le seul personnage consistant du film, sans que cela ne constitue toutefois un réel défaut, Scary Stories peut se voir comme une succession de petits chapitres distincts, chacun mettant en scène une légende, une comptine, une peur personnelle ou un souvenir d’enfance du personnage concerné par l’histoire, qui verra ces fables que l’on se raconte lors de veillées auprès du feu littéralement prendre vie, le menacer, le traquer, et l’anéantir. Dans cette porosité entre le monde réel et l’imaginaire cauchemardesque, Scary Stories convoque, de manière moins sombre, l’héritage des Griffes de la nuit de Wes Craven, autre histoire de cauchemars adolescents contaminant le quotidien. Dénuée de jump scare, la mise en scène d’André Øvredal privilégie la fluidité pour effacer les frontières entre le monde rationnel et la matérialisation fantasmagorique des peurs, des créatures et des dangers, les éléments fantastiques faisant irruption dans le récit de manière très naturelle, jusqu’à brouiller les repères entre raison et hallucination, entre tangible et purement rêvé, pour créer cette brèche où l’imagination peut tuer.

 

Dans la redoutable galerie ici réunie – un épouvantail, un cadavre cherchant son orteil, une horde d’insectes, un être désarticulé – on retrouve le goût, si ce n’est l’amour de Guillermo del Toro pour les créatures en tous genres, déclinaisons ou variations du bestiaire horrifique et de l’imagerie fantastique, dont il convient de souligner, malgré la relative brièveté de leur présence, le caractère réussi et marquant, loin du tout-venant anonyme et sans vie que la révolution numérique a fait pulluler sur nos écrans. Le fil rouge qu’est le tragique destin de Sarah Bellows, dont Stella met peu à peu au jour les sentiments, la douleur, la colère, inscrit quant à lui le film dans la plus pure tradition des contes fantastiques. Fantomatique, cruelle, instigatrice de ce déchainement de créatures vindicatives, Sarah n’est autre qu’une âme en peine ayant soif de justice et d’apaisement. Une figure classique, certes, ici accompagnée des archétypes que sont le manoir, les livres poussiéreux et autres secrets de famille, mais suffisamment bien mise en images et en mots pour emporter l’adhésion des amoureux des belles histoires d’épouvante et des ambiances gothiques. Le titre original du film, Scary stories to tell in the dark, laissait présager, et cela se vérifie, d’agréables frissons plutôt qu’une peur bleue, et c’est tant mieux. Le livre se referme sur la bienfaisante sensation d’une tradition perpétuée, de pouvoir encore se faire raconter des histoires comme on fait un tour de train fantôme, avec son décorum et ses ficelles, mais aussi sa sincérité et ses petites frayeurs, traversées bien protégés.

 

Audrey Jeamart

 

LA NURSE : LE SANG DE L’INNOCENT

Mal aimé par nombre de fantasticophiles, plus ou moins passé sous silence par son propre géniteur, La Nurse, sorti en 1990, a de quoi intriguer avant même ses premiers plans visionnés. Sa réception eût-elle été différente s’il n’était signé par William Friedkin, condamné à livrer des œuvres de la trempe de L’Exorciste ou de Sorcerer ad vitam aeternam sous peine de brûler dans l’enfer des critiques assassines promptes à faire la fine bouche plutôt que de considérer ce qu’on leur propose avec un regard neuf ? Pas facile, non plus, d’avoir fait ses armes à l’orée des années 70, alors que l’horreur et le fantastique connaissent un nouveau tournant, puis d’aborder, vingt ans plus tard, une décennie revenue de tout, peinant à apporter du sang frais après tous ces chefs d’œuvre séminaux, ces personnages iconiques insurpassables, indétrônables.

 

Cette nostalgie de l’âge d’or pousse à qualifier certaines œuvres de mineures, voire de ratées. Il faudrait, pour apprécier une œuvre, être capable à la fois de la replacer dans son contexte, comme la pièce du puzzle qu’est le grand tout du fantastique, et aussi de s’en extraire, de barrer la route aux comparaisons, aux attentes, mères des frustrations. Ceci fait, La nurse est un film prenant, assumant ses partis pris de conte fantastique dans lequel le quotidien et l’onirique se tutoient constamment. La modestie du métrage se révèle même être sa grande force. Aucune prétention, aucun calcul ne ressort de cette œuvre traitée avec sincérité et simplicité.

 

Même si un hibou, charriant mystère et étrangeté, ouvre le film, c’est sur la voie du thriller que La Nurse nous emmène d’abord. Une ouverture efficace, au découpage imparable, voit ainsi la vie d’une mère de famille basculer lorsqu’elle découvre un lit vide annonçant la disparition de son nourrisson. Quelques plans furtifs ont vendu la mèche : la nounou est dans le coup ! Aucun mystère sur ce point, et le film ne jouera pas sur ce suspense (comme le fera en revanche La Main sur le Berceau de Curtis Hanson, sorti l’année suivante). Lorsque Phil et Kate recrutent Camilla pour s’occuper de leur petit Jake, on connaît d’emblée le danger que courent l’enfant et les parents. De là naît la tension distillée par le film. La nurse d’apparence angélique parviendra-t-elle à ses fins ?

 

Le principal attrait du film réside dans son climat fantastique, ou plutôt, la dimension fantastique qu’il tresse au quotidien. L’hésitation est d’ailleurs notable dès que l’on met en regard les titres français – La Nurse – et anglais – The Guardian, autrement plus mystérieux – du film. Car Camilla est tout de suite annoncée comme une créature maléfique. Elle n’est issue d’aucune mythologie connue, mais elle appartient, comprend-on, à une race ayant régulièrement besoin du sacrifice d’un bébé âgé d’un mois pour continuer à vivre, le sang pur d’un nourrisson étant nécessaire, pour on ne sait quelle raison, à sa survie. Cette condition donne lieu aux plus belles et étranges scènes du film, comme lorsque Camilla est agressée alors qu’elle se promène avec Jake, et qu’elle court dans la forêt pour rejoindre son arbre, devenant comme vivant face au danger, et réglant leur compte aux poursuivants tandis que Camilla observe tranquillement la scène. On retiendra également parmi les images marquantes ces visages de bébé dessinés dans l’écorce de l’arbre, emprisonnés à jamais dans les pleurs de leur jeune âge.

 

Le contraste entre le dessein maléfique de Camilla et son comportement doux et attentionné contribue également à flouter les repères du genre. Elle n’est pas une méchante à proprement parler. Si son plan réussit, elle sèmera la désolation au sein d’une famille, mais sa volonté n’est pas de faire le mal. C’est la survie qui la meut. On n’est pas ici dans le thriller psychologique, ni dans le film d’horreur, mais dans le conte. L’ogresse prodigue ses soins, patiemment, avec la « tendresse souple d’une mère » chère à Baudelaire. Le personnage trouve en Jenny Seagrove une interprète de choix, suffisamment douce et ordinaire pour qu’on lui confie son enfant, mélange d’ingénue et de femme fatale qui s’ignore, séductrice dont on ne saurait dire si elle l’est ou non à son insu (elle mettra en émoi le père de famille et fera tourner la tête d’un ami de la famille qui paiera cher le fait d’avoir découvert le pot aux roses), mais surtout créature de la nature, femme-arbre tout entière vouée à des pratiques occultes apportant au film tout son relief, en plus de son enjeu.

 

La rencontre entre cette dimension de conte et le quotidien le plus prosaïque (un couple, un bébé, une nouvelle maison, des repères à retrouver) donne un résultat assez étonnant et vraiment intéressant. Les velléités mortifères de Camilla croisent les liens unissant une famille. Le récit bâtissant très progressivement l’opposition entre les deux sphères, à mesure que le doute sur les intentions de la nurse grandit, ainsi que le montage insérant parmi la vie de cette famille des séquences purement oniriques ou fantastiques, contribuent non pas à générer un doute sur la nature des évènements, mais bien à entrelacer deux niveaux de réalité : celle que l’on connaît, et celle qui nous échappe. Les mettre sur le même plan est ce qui fait la beauté de ce film.  La Nurse ne cherche pas à nous faire croire à un mythe, il suggère qu’il n’y a aucun doute sur le fait qu’il existe, et que nous pouvons tous le croiser sur notre route. Le fantastique ainsi débarrassé de ses oripeaux fantasmagoriques apparaît alors dans toute sa nudité : c’est l’éternel combat contre l’adversité, la mise au jour de nos peurs et de nos luttes. La métaphore ne se tapit plus dans l’ombre. Elle porte des robes à fleurs et nous sourit.

 

Audrey Jeamart

SUMMER OF 1984 : EVIL NEXT DOOR ?

Le collectif canadien RKSS (François Simard, Anouk Whissell et Yoann-Karl Whissell) poursuit dans la veine retro qu’il avait déjà explorée avec Turbo Kid, qui mettait en scène un univers post apocalyptique à la manière des séries B des années 80 (production design, look des personnages, synthés de la BO), avec ce Summer of 1984 rappelant la même saveur, bien que présentant un argument très différent. Back to the eighties, donc, et non pas bond dans le futur, avec cet opus qui rappellera furieusement certaines productions anciennes (The Burbs de Joe Dante pour l’intrigue) ou récentes (la série Stranger Things pour l’esthétique), tout en présentant son intérêt propre.

 

Ha, ces quartiers pavillonnaires où l’on se demande toujours ce qui se cache sous l’herbe du voisin… La paranoïa n’a pas fini d’alimenter l’imaginaire outre atlantique. Ici, c’est Davey, un adolescent de quinze ans, qui pendant les vacances d’été se met en tête que son voisin, officier de police, est le serial killer responsable de la disparition de nombreux adolescents dans les environs. Le film commence comme une chronique adolescente avec ses personnages tout droit sortis d’un moule (on a l’impression de retrouver la même brochette que dans Stranger Things ou Super 8, à tel point que les visages et caractères des uns et des autres finiraient presque par se confondre), ses occupations estivales des plus classiques, ses clichés (comment ne pas y verser quand on s’approche de l’universalité ?), comme le fait d’observer en catimini la jolie voisine un peu plus âgée, ses structures parentales émaillées de conflits et de réconciliations. Tout ceci nous dirige vers un certain confort, des archétypes connus, des repères culturels, bref, on s’installe tranquillement et on sortirait presque le pop corn devant les trépidantes aventures de ces détectives en herbe.

 

Evidemment, et c’est tant mieux, le ver est dans le fruit. La grande qualité du film réside dans son rythme, dans sa progression. Composante indispensable d’un film ayant pour sujet le doute. Réalité ou simple fantasmagorie d’adolescents en proie à l’ennui durant de trop longues vacances et saisis par le frisson d’une enquête ? Summer of 1984 étire longuement la question, à mesure que Davey se montre de plus en plus persuadé par son intime conviction, de plus en plus impliqué – et effrayé – de plus en plus désobéissant, prenant des risques afin de trouver des preuves de ce qu’il avance. À son avantage, le film offrira des réponses, percutantes. Pas question de nous laisser dans le mystère. Le film est droit sur ce point (on repensera à la scène de trop dans The Burbs, car il y a des limites aux twists), et l’on veut bien rester dans le flou pendant un bon moment si le final reste cohérent.

 

Une fois que l’on a dépassé les clichés, les quelques redondances, Summer of 1984 en offre un, de final, saisissant. Le rythme un peu tranquille, bien que mâtiné constamment de tension (la musique – synthés bien 80’ – y est pour beaucoup, peut-être même un peu trop, car elle ne connaît pas la même progression que le scénario, et impose un suspense alors même que les faits sont encore anodins, comme si elle avait une longueur d’avance), finit par s’emballer. Ce qui restait dans l’ombre explose, la tension se mue en peur véritable comme le doute se transforme en certitude. Les réalisateurs n’hésitent autant pas à faire prendre à leur film un net virage qu’à casser le ton qu’ils avaient mis si longtemps à installer. Et l’on passe sans même avoir le temps de s’en rendre compte d’un petit film inoffensif et agréable à une œuvre d’une immense noirceur. On est surpris, malmené, troublé. On est brutalement extrait du contexte cantonné à un quartier, quelques personnages, pour être placés face à la nature humaine de manière plus générale, dans ce qu’elle a de plus vil, de plus imprévisible, et donc de plus intolérable. Surtout avec cette fin en forme de boucle, qui reprend les paroles que Davey prononce en voix off dans la première séquence, et que l’on écoute différemment, l’intrigue une fois achevée.

 

Finalement, Summer of 1984 est bien une chronique adolescente, bourrée de tous les ingrédients – amicaux, familiaux, sentimentaux, de prise d’autonomie et d’apprentissage – que l’on s’attend à y trouver, mais avec en guise de passage à l’âge adulte un constat mortifère des plus glaçants. Devenir grand, que l’on veuille passer ce cap ou non, va de pair avec une prise de conscience du monde et du mal qu’il contient, sans possibilité de retour en arrière. Comme un prolongement, inattendu au départ, de l’oreille coupée placée par David Lynch au milieu des brins d’herbe.

 

Audrey Jeamart

SUSPIRIA : DIVISER POUR MIEUX RÉGNER

L’annonce d’un remake de SUSPIRIA a suscité, comme il fallait s’y attendre, des réactions extrêmement polarisées. La crainte de voir l’aura du chef-d’œuvre de Dario Argento diminuée par le seul fait de devoir partager son titre avec un copié-collé forcément édulcoré et commercial, élaboré dans l’unique but de profiter du statut de l’œuvre initiale était fondée, les exemples sont légions dans l’histoire du 7ème art. Une telle entreprise n’a bien souvent pour résultat que de conforter l’hégémonie du film original sur le sujet traité à quelques exceptions près. SUSPIRIA 2018 est l’une de ces rares occurrences que l’histoire du cinéma ne retiendra pas comme une vulgaire tentative de capitaliser sur le caractère culte d’une œuvre visionnaire et radicale, mais comme une tentative elle-même visionnaire et radicale d’extrapoler sur une mythologie dont l’attrait principal est de se prêter à une infinité d’interprétations.

 

Avec Luca Guadagnino aux commandes il fallait s’attendre à ce que le baroque selon Argento ne soit qu’un lointain souvenir dont les échos s’ils s’avéraient résonner encore apparaîtraient hors de propos. Il faut reconnaître au réalisateur, comme à son scénariste David Kajganich (dont l’implication dans la nouvelle adaptation de SIMETIERRE aguise notre curiosité la plus saine), à son chef opérateur Sayombhu Mukdeeprom et à son compositeur Thom Yorke, l’absence totale de recours à des références opportunistes qui n’auraient eu pour seul but que de nous faire nous sentir en terrain connu, « comme à la maison » en excitant nos reflexes pavloviens via un rappel visuel ou musical qui n’aurait rendu qu’un hommage superficiel et vain à l’œuvre originale. De même la violence stylisée d’Argento laisse place à un réalisme qui suscite une répulsion immédiate et dont l’épreuve dans la durée génère un malaise qui ne s’approche en rien du syndrome de Stendhal.

Contrairement à son aîné, SUSPIRIA version 2018, comme l’indique son sous-titre, « Six actes et un épilogue dans Berlin divisé », s’inscrit dans un contexte historique précis, dans un monde fracturé et figé, donnant même au sous-titre une place prépondérante en ouverture, laissant l’évocateur « suspiria » trainer l’air de rien sur un panneau lumineux de la station de métro où descend Susie Bannion. Susie elle-même nous arrive avec un bagage identitaire beaucoup plus important que son homologue incarné par Jessica Harper, et son rôle se trouve intégralement réécrit pour correspondre à la thématique que veut servir Guadagnino, celle de la honte, de la culpabilité et de l’affliction. Celles d’une mère mormone  d’abord dont la respiration sifflante et douloureuse hante les souvenirs de Susie bien avant que ne se fasse entendre l’apoplexie d’Helena Markos puis celles qui pèsent aussi sur l’unique personnage masculin du récit, le Dr Jozef Klemperer pour qui le souvenir de la seconde guerre mondial et la disparition de son épouse en 1943 est un fardeau quotidien. Cet horizon masqué par la persistance de l’horreur passée trouve miroir dans le mur qui divise Berlin et fait littéralement face à l’académie de dance où se sont établies les sorcières. Aux soupirs et aux larmes s’ajoutent la pulsion ténébreuse de violence (de vengeance, de chaos ?) à laquelle répond Patricia (dont la fuite est l’élément central du premier acte) dont on nous révèle l’implication dans les actions terroristes de la bande à Baader. Berlin 1977 devient donc le territoire idéal de la ré-émergence des puissances venues de la nuit des temps que sont les Mères des Afflictions, un verger qui offre les fruits dont se nourrissent les trois Mères, ce qui n’est ni plus ni moins qu’un retour aux sources du récit de Dario Argento et Daria Nicolodi : LEVANA AND OUR LADIES OF SORROW, chapitre du SUSPIRIA DE PROFUNDIS de Thomas de Quincey consacré aux trois Mères des tourments de l’humanité.

 

SUSPIRIA 2018 n’est d’ailleurs pas seulement une variation sur l’influence de MATER SUSPIRIORUM mais peut aussi être vu comme une réinterprétation du mythe dans son intégralité, en témoigne le recours  qu’ont, par deux fois au moins, Guadagnino et Kajganich à la trinité. La première manifestation réside dans la présence de Tilda Swinton dans trois rôles différents : celui évident de Madame Blanc, celui moins évident du Dr Klemperer et enfin plus surprenant, celui d’Helena Markos. Dans une volonté de transcender le discours, Swinton incarne à la fois une figure autoritaire du couvent des sorcières, lucide quant aux abus de pouvoir de la Mère mais à la puissance d’opposition relative au sein de l’organisation, la figure masculine dont la douleur nourrit les forces obscures, et celle à qui profite ses forces et qui jouit et abuse d’un statut qu’on découvrira usurpé et qui périra de son orgueil. La seconde manifestation est celle du triangle Markos-Blanc-Susie, trois pôles de circulation du pouvoir, qui pourraient, si leur rivalité n’était pas si autodestructrice, être l’écho des trois Afflictions telles qu’elles étaient décrites chez Argento (chacune correspondant physiquement à une Mater telle qu’elle nous est présentée dans son opus réservé). Cette interprétation est toutefois contredite par la révélation sur l’identité réelle de Susie et son triomphe final. On retrouve cependant trois signes renvoyant à l’influence des trois Mère : les râles de la mère de Susie, les larmes d’Olga, la violence chaotique à laquelle est supposée prendre part Patricia.

La dualité est aussi présente, qu’il s’agisse du tableau représentant Helena Markos et Mme Blanc qui évoque un lien mère-fille, ou de l’opposition entre « Markosistes » et « Blanchistes » qui gangrène le couvent. « Il y a deux choses que la danse ne sera plus jamais : belle et joyeuse » explique Madame Blanc dans une volonté de souligner la gravité de l’état du monde, mais cette gravité est contrebalancée par l’apparente insouciance des autres disciples de Markos. Une dualité se manifeste de façon plus frappante encore via l’actrice Malgorzata Bela, interprète de la mère de Susie mais aussi interprète de la Mort incarnée qui vient prendre l’usurpatrice Markos et ses adoratrices. La première est l’affligée qui voit sa maladie comme un châtiment pour avoir, en ses termes, infligé sa fille au monde, la véritable Mère, qui nous ramène à la déesse antique à laquelle De Quincey se référait, Levana, dont le nom suggère l’élévation, qu’il s’agisse de grandir ou de défier la gravité (ces sauts que Blanc exige de Susie) pour entrevoir un horizon au-delà des ténèbres d’un mur de souffrance. La seconde est l’instrument du ménage qu’opère la prétendante légitime à la tête du couvent pour retrouver l’unité et rendre la danse belle et joyeuse à nouveau. L’équilibre se trouve d’ailleurs dans la dualité, et c’est sous le signe de la compassion, non plus de la cruauté que Mater Suspiriorum enfin établie entame son règne, délivrant de ses démons un Klemperer dont le seul crime est d’avoir été le témoin impuissant des horreurs qui ont laissé de si profondes cicatrices.

 

Guadagnino et Kajganich n’auraient pas pu s’éloigner plus drastiquement du manichéisme qui chez Argento faisait de ses trois mères des puissances néfastes qui pouvaient être défaites. Markos n’est plus cette figure du mal ricanante qui pense triompher de ses adversaire par des tours de passe-passe mais une fausse idole, une sangsue grasse et à l’égo cannibale, vivant sur la dévotion de ses disciples et des sacrifices qu’elles commettent en son nom, elle est vectrice du mal au sens où elle se moque de l’équilibre et ne se préoccupe que de pouvoir. Elle est celle qui maintient le monde figé dans l’affliction et elle est, finalement, celle dont la chute nourrira la Mater légitime, la mère des soupirs, des larmes, des ténèbres, des douleurs, des peurs, de l’innocence perdue, l’instigatrice des fins qui permettent les nouveaux commencements, celle grâce à qui le monde se remet à tourner.

Gabriel Carton

ABORDAGES, LE CINÉMA SCANDALEUSEMENT PRIS PAR LA QUILLE #1 HALLOWEEN

Qu’est-ce qu’un fanzine ? Une revue amateure à tirage limité, produit artisanal, passionnel et personnel, le véhicule d’une culture hors des clous, d’un état d’esprit dans lequel ne se reconnaît qu’une minorité ? La réponse, sur le fond, importe peu, mais il est juste de rappeler qu’un fanzine, ce n’est pas forcément un volume de papier glacé à la couverture chatoyante et à la mise en page quasi-professionnelle.

Ciseaux, colle et photocopieuse, c’était le lot des fan-éditeurs-auteurs-maquettistes il y a 25 ans et on n’en appréciait pas moins le fruit de leurs efforts. Il n’y a rien de réactionnaire dans ce constat (chacun sait comme en ces pages on admire et raffole du fanzinat « new look » dont on ne se prive pas de louer les mérites). Il est cependant assez intrigant, pour ne pas dire déroutant, de se retrouver en 2018 avec entre les mains ce qui ressemble plus au journal du lycée d’Haddonfield, promo 78, qu’au dernier Médusa.

Pour ses quarante ans, HALLOWEEN se retrouve décortiqué, décousu, recousu, ré-assemblé sous la plume des auteurs, les approches farouchement subjectives s’entrelacent, redécoupées et recollées, le fond dans la forme, la mise en abîme était inévitable. Ce projet volontairement et déraisonnablement anachronique, « romantique et radical, passionné et foutraque » selon les termes mêmes de son instigateur, Jocelyn Manchec, a de quoi impressionner, que ce soit dans son survivalisme techno-médiatique ou dans son contenu. Pour le lecteur (ainsi que l’auteur de ces lignes) qui a eu, au moment de son grand éveil cinéphile, un blog a portée de clavier (et un clavier à portée de doigts), la démarche a quelque chose d’exotique mais surtout d’étrangement nostalgique et de follement séduisant.

Gabriel Carton

 

 

Toutes les infos et plus ICI.

VIDEOTOPSIE #21 – BLACK LAGOON #2

Nous y sommes, Vidéotopsie a poussé son dernier soupir et il était chargé : 225 pages d’un râle d’amour ininterrompu pour le cinéma bis. Bien qu’il s’agisse d’un bouquet final, le légiste n’a pas changé de formule et, plutôt qu’un opus thématique sur le modèle des encyclopédiques numéros 18 et 20, propose un retour à la variété avec un menu gargantuesque.

 

On profitera non pas d’un mais de 4 dossiers thématiques explorant les carrières d’Umberto Lenzi (interview à l’appui), d’Amando De Ossorio (dont la carrière en dehors des templiers aveugles méritaient un coup de projo), d’Antonio Isasi et de Tom Gries.  Lynn Lowry (SHIVERS, SCORE, THE CRAZIES…) confie à Patrick Callonnec ses secrets de carrière, Jerôme Ballay explore les dessous de la production du DÉMON AUX TRIPES allias CHI SEI ? (c’est l’plombier), EXORCISTE transalpin qui a le mérite de ne pas être un rip-off du film de Friedkin mais un proche cousin conçu au même moment, et à sa suite pleuve les « reviews bis ». En ouverture de ce rendez-vous traditionnel, AMITYVILLE : THE AWAKENING de Franck Khalfoun nous rappelle que si le n°18 est clos, la porte du 112 est toujours ouverte. Laissons-en un peu de côté pour la surprise de ceux qui n’auraient pas encore tourné toutes les pages, soulignons seulement le caractère un peu plus solennel d’une préface confiée aux bon soins de Didier Lefèvre (MEDUSA FANZINE et HAMMER FOREVER) et Augustin Meunier (BLACK LAGOON et la confortable TOXIC CRYPT) qui se fendent de témoignages dont la simplicité (pas d’effets de pathos et d’adieux larmoyants) et le contenu leur permettent d’être à la fois personnels et le reflet des expériences vidéotopsiennes de nombre d’entre nous. Le gros morceau de ce numéro n’est pas consacré à un réalisateur, un acteur ou un genre, mais au fanzine lui-même : en guise de conclusion c’est l’histoire, non pas d’une vie mais d’un projet et d’une passion que nous raconte David Didelot, autopsieur pour une fois autopsié, quelle meilleure manière de tirer le rideau ?

 

Dans la vie il n’y a pas que des fins, il y a aussi des débuts et il y a quelques temps nous évoquions ceux de BLACK LAGOON, progéniture monstrueuse d’Augustin Meunier et Jérôme Ballay, qui confirme le caractère incontournable de son blaze avec un nouveau numéro encore meilleur que le premier. Ce n’est pas pour minimiser la réussite d’un n°1 qui nous avait déjà convaincu d’embarquer pour l’aventure, mais l’aîné a à peine appris à marcher que son petit frère précoce court déjà devant, exhibant sous toutes les coutures le monde fou de Jim Wynorski, la vie de Klaus Kinski selon ses termes, les aventures de la créature du marais, le triomphe et la chute d’un programme TV américain des 90’s qui fait rêver et le cinéma du brésilien Ivan Cardoso. On plonge donc sans hésiter au fond du lagon noir et on se réjouit de l’esprit iconoclaste et incorrect de l’affaire. Il n’y a rien de tel que la passion communicative des concepteurs et de leurs collaborateurs pour satisfaire nos envies d’ailleurs.

Gabriel Carton

LE SADIQUE DE NOTRE DAME : EXORCISME ET MÈCHES GRISES

Il n’est pas rare, en explorant la filmographie de Jess Franco de tomber sur plusieurs montages d’un même film distribués le plus souvent sous des titres différents. La plupart du temps, ces différentes versions sont le fruit d’un impératif commercial ou d’une stratégie pour contourner la censure (les versions habillées et déshabillées de certaines séquences de L’HORRIBLE DR. ORLOF ou des EXPÉRIENCES ÉROTIQUES DE FRANKENSTEIN) et n’altères pas ou très peu l’intégrité du produit. Il est quelques exceptions à cette règle lorsque c’est un autre que Franco qui se charge de tourner séquences alternatives et rallonges érotichiantes, mais ceci est une autre histoire. Ces altérations ne redéfinissent que partiellement la nature du film.

L’exemple de LA COMTESSE NOIRE est à ce titre assez parlant, puisqu’il se décline en trois versions distinctes : la première qui reflète le projet original de l’auteur et mêle la mélancolie gothique induite par la nature vampirique de son personnage principal à un fétichisme voyeur encouragé par les besoins peu orthodoxes de son vampire, la seconde, LES AVALEUSES qui fait fi d’une partie des dialogues de l’original et, comme son titre l’indique, est la version « hard » (LA COMTESSE PERVERSE eut aussi droit à ce traitement avec LES CROQUEUSES) et la troisième sortie sur les territoires anglophones sous le titre EROTIKILL et qui n’a pourtant plus rien d’érotique, le vampirisme ayant recouvré ses attributs traditionnels et le film y ayant perdu une vingtaine de minute, il s’agit de la version « purement  horrifique ».

A d’autres moments, c’est au cœur même du film original que ces révisions s’attaquent, comme ce sera le cas avec AL OTRO LADO DEL ESPEJO (1973), distribué en France dans une version bien différente dirigée par Franco lui-même, LE MIROIR OBSCÈNE (où ce n’est plus le père de l’héroïne mais sa sœur qui hante le miroir titulaire). Ce n’est plus alors seulement à un montage expurgé ou épicé que nous avons à faire, mais bien à un nouveau film à part entières. LE SADIQUE DE NOTRE DAME (1979) est de cette catégorie allant jusqu’à n’être plus considéré par son réalisateur comme un produit dérivé du projet initial, mais bien comme la version définitive.

 

L’ossature et une bonne partie de la musculature d’un film de cinq ans son ainé, EXORCISME ET MESSES NOIRES (1974), constituent environ 70% du métrage du SADIQUE DE NOTRE DAME. Pour autant ce dernier n’est pas un simple remontage qui orienterait le premier un peu plus vers le sexe ou vers une chaste horreur et pour cause, ces deux remontages existent déjà depuis longtemps (respectivement SEXORCISME et DEMONIAC). LE SADIQUE DE NOTRE DAME est, à l’image de son titre, un recentrage sur le personnage principal incarné par Franco lui-même, ici avec cinq ans et quelques mèches grises de plus. La totalité du nouveau métrage (une trentaine de minutes) tourne autour du personnage de Paul Vogel, ce qui modifie significativement la tonalité du film et l’ancrage émotionnel du spectateur.

 

LE SADIQUE DE NOTRE DAME conserve les prémices d’EXORCISME ET MESSES NOIRES, à savoir le fait que Paul Vogel, fanatique de l’inquisition, est témoin, dans une cave parisienne reconvertie en boite branchée, d’un simulacre de messe noire et qu’il se fait une mission de sauver l’âme des participants en les envoyant ad patres. De ses exploits, Vogel tire des nouvelles qu’il espère faire publier dans une revue littéraire à sensation, Le Poignard et la Jarretière. La question de savoir si Vogel, visiblement dérangé, prend le spectacle de cabaret pour une véritable messe noire ou s’il considère simplement qu’on ne plaisante pas avec le diable et que ce genre de divertissement est un péché mortel en soi n’est jamais vraiment adressée, tout comme celle de savoir quel regard il porte sur les publications habituelles de la revue dans laquelle il espère être publié, et l’on est forcé de suivre la croisade du tueur en se fiant à sa morale biaisée, ce qui renforce le sentiment d’ambigüité. A cette base immuable, Franco ajoute un élément d’information capitale, à savoir que Vogel n’est plus seulement cet obsédé de la punition divine aux ambitions littéraires contrariées, mais un prêtre défroqué, soit plus seulement un être marginal par ses idéaux, mais un être rejeté par le milieu même qui a façonné sa folie. Franco pousse ici le pamphlet anticlérical à son paroxysme en suggérant que Vogel n’est pas seulement le bourreau mais aussi et surtout la victime.

Toutes les nouvelles scènes accentuent cette impression de solitude, de rejet et de marginalité, à commencer par la séquence d’ouverture qui voit Vogel se réveiller, après une nuit passée dans la rue, au milieu des clochards alors que passe un camion poubelle. Lorsqu’il traverse les rues, au milieu de la foule, il est toujours seul, les passants interloqués s’écartant du chemin de la caméra qui accapare leur attention, ne le regardent même pas, la foule ignore ce pauvre gars et l’acteur-réalisateur fait semblant de chercher lui-même à qui la caméra peut bien s’intéresser : une astuce simple mais efficace qui lui assure que personne ne s’intéresse à lui. D’autres scènes additionnelles voient Vogel se confier à un ancien collègue séminariste qui déplore les dérives de son camarade et qui malgré toute la compassion dont il fait preuve à son égard lui signifie sans ménagement que l’Eglise se lave désormais les mains de son cas. Cette absence de refuge pour Vogel se reflète dans le fait qu’il ait un jour choisit de dormir dehors plutôt que dans sa propre maison que l’on découvre plutôt cossue mais qui est le lieu de ses activités meurtrière et non celui du confort matériel ni du réconfort spirituel.

L’intégralité des scènes de fausses messes noires et la partouze façon bourgeois encanaillés qui suit l’une d’elles sont reprises presque telles quelles et on aura à nouveau le plaisir de voir Claude Sendron, réalisateur bien souvent responsable du caviardage made in Eurociné, mettre « de l’ordre à ces orgies » et répliquer ironiquement lorsque l’une des participantes l’enjoint d’y prendre part : « Oh non, ce n’est pas pour moi ». N’y aurait-il pas là de la part de Franco une petite pique en direction des Lesoeur et de leur manie d’engager d’autres cinéastes pour épicer ses films ? Mais Franco ne s’est pas contenté d’inclure ses nouvelles scènes clés à la structure existante d’EXORCISMES, il a totalement réorganisés le déroulement du récit, réordonnant les entrevues entre Vogel et le rédacteur en chef du Poignard et la Jarretière et sa secrétaire, Anne (Lina Romay) ainsi que l’avancement de l’enquête sur les meurtres de Notre Dame menée par Olivier Mathot.  À la lumière des informations nouvelles sur Vogel, sa relation avec Anne en devient plus poignante et son conflit intérieur plus visible qu’il ne l’était en 74, un nouveau doublage souligne dans les réplique de Vogel le désir de trouver en Anne un esprit compréhensif, et rend l’échec de cette connexion spirituelle tant désirée encore plus douloureux.

 

Seule ombre au discrédit du SADIQUE DE NOTRE DAME, l’empêchant d’être bel et bien la version définitive de l’histoire de Paul Vogel : le destin de la pauvre Anne laissé sans suite. Si à la fin d’EXORCISME ET MESSES NOIRES, Anne était sauvée alors que Vogel était rattrapé par la police alors qu’il projetait de s’enfuir en la kidnappant, elle est ici toujours enfermée chez Vogel alors que celui-ci se rend à la police de son plein gré, repentant et résigné. L’adresse de Vogel n’ayant jamais été mentionnée par aucun autre personnage, il est permis de penser que personne n’est au fait du lieu de détention de la malheureuse, et il est assez déconcertant de constater qu’au moment de l’arrestation de Vogel personne ne fait allusion à la disparition de la jeune secrétaire. Il revient alors à notre mémoire qu’EXORCISME s’achevait cinq ans plus tôt avec un plan sur la plus haute fenêtre du manoir Vogel. Plan de clôture gratuit ou suggestion d’un dernier mystère irrésolu ? À la vision du SADIQUE DE NOTRE DAME, le dernier plan de son aîné revêt un caractère prophétique qui achève de nous convaincre qu’il n’y a pas de « version définitive » d’un film de Franco, mais bien mille pièces d’un puzzle en constante expansion et à jamais inachevé.

 

LE SADIQUE DE NOTRE DAME est à nouveau visible dans les meilleures conditions grâce à l’éditeur SEVERIN FILMS qui se fend d’une édition blu-ray exemplaire à tout point de vue.

Severin films et Jess Franco ont toujours fait bon ménage, ce ne sont pas leurs sorties DVD de MACUMBA SEXUAL, MANSION OF THE LIVING DEAD ou SEXUAL STORY OF O qui le démentirons. L’arrivée de la HD semble avoir stimulé leur volonté d’offrir des éditions « définitives » aux films de l’espagnol fou, et THE HOT NIGHTS OF LINDA avait ouvert le bal avec succès en 2013, mais c’est l’année 2018 qui se pose comme l’année francienne puisque l’éditeur nous a gratifié de trois sorties inespérées, remettant en lumières une période trop peu explorée de la filmographie de Jess Franco, il s’agit de SINFONIA EROTICA, TWO FEMALE SPIES WITH FLOWERED PANTIES et celui qui nous intéresse ici, THE SADIST OF NOTRE DAME aka LE SADIQUE DE NOTRE DAME.

Le film a fait l’objet d’un effort de restauration louable qui s’abstient de tout révisionnisme et évite de réduire le grain d’une image qui conserve son caractère d’époque et on ne peut que remercier l’éditeur de ne pas céder aux sirènes du « lissage » à outrance. On aura aussi la bonne surprise de retrouver le film dans sa version française, largement préférable au doublage anglais lui aussi proposé. Si le film demeure le principal intérêt, la section des suppléments est un argument d’achat des plus convaincants.

Autour du film lui-même, on aura le plaisir d’un entretien avec Stephen Thrower qui disserte de manière érudite sur les différences entre EXORCISME ET MESSES NOIRES et LE SADIQUE DE NOTRE DAME et sur la place de ce film dans la filmographie de Jess Franco. L’auteur de MURDEROUS PASSIONS : THE DELIRIOUS CINEMA OF JESUS FRANCO s’avère aussi passionnant à écouter qu’à lire et son approche encyclopédique, son analyse intuitive et interprétative peut tout aussi bien donner de nouvelles pistes de réflexions à l’aficionado de Franco que rendre accessible son œuvre foisonnante au novice. Malheureusement, en l’absence de sous-titre français, ce supplément ne pourra ravir complètement que l’anglophone confirmé. Il en va de même pour le bref commentaire audio de Robert Monell (webmaster du blog « I’m In A Jess Franco State Of Mind », référence en matière de francomania) qui se révèle un peu plus dispensable mais propose tout de même quelques infos intéressantes, notamment sur le casting.

Il y a tout de même de quoi satisfaire le spectateur non-anglophone, puisque c’est Alain Petit, auteur du monumental JESS FRANCO OU LES PROSPÉRITÉS DU BIS, qui revient sur la genèse du SADIQUE DE NOTRE DAME et sur les méthodes de productions d’Eurociné à l’époque ou Franco réalisait des films pour le compte de la compagnie de Marius Lesoeur, dans un entretien peut-être un tantinet court en regard de la somme d’informations à digérer. Le dernier supplément, mais non des moindres, vient sous la forme d’un documentaire consacré au Brady, cinéma de quartier parisien, célébré par Jacques Thorens dans son ouvrage LE BRADY, CINÉMA DES DAMNÉS paru en 2015. L’auteur du livre y revient sur l’histoire de la salle devenue mythique, sa programmation pour le moins hétéroclite et sa clientèle parfois inquiétante. Si ce bonus n’entretient pas de rapport direct avec LE SADIQUE DE NOTRE DAME, il offre une précieuse lucarne vers ce à quoi devait ressembler le circuit de distribution des films de Jess Franco dans les années 70 et permet d’achever cette redécouverte d’une œuvre méconnue du cinéaste par un petit voyage temporel bienvenu.

Gabriel Carton

LE VENIN DE LA PEUR : LA MORSURE DU RÊVE

 

« Le rêve est une seconde vie. Je n’ai pu percer sans frémir ces portes d’ivoires ou de corne qui nous séparent du monde invisible. Les premiers instants du sommeil sont l’image de la mort ; un engourdissement nébuleux saisit notre pensée, et nous ne pouvons déterminer l’instant précis où le moi, sous une autre forme, continue l’œuvre de l’existence. »
                                                                                                                                                                                                                                                                                     Gérard de Nerval

 

Si la réalité, dans Le Venin de la Peur, est distordue dans tous les sens par un Fulci s’ingéniant à brouiller constamment les pistes, peuplant son récit de personnages qui croient avoir vu alors que les apparences, plus que jamais, s’avèrent trompeuses, c’est parce qu’elle est dominée par un autre élément qui s’insinue en elle telle de l’encre se diluant dans l’eau : le rêve.

Dans un ballet désynchronisé qui voit tantôt le rêve, tantôt la réalité mener la danse, l’un finit toujours par s’acoquiner avec l’autre – fragments de réalité dans le rêve, et inversement – dans une fusion troublante qui permet au film de conserver son attrait au-delà de la première vision, pourtant impossible à expérimenter à nouveau en raison de la révélation finale du coupable. Au revisionnage, la trame policière paraît d’abord ennuyeuse, avant que l’imbrication du rêve et de la réalité, vrai sujet et véritable parti pris de mise en scène de Fulci, ne se déploie dans tout son éclat.

 

Dans sa mémorable ouverture, Le Venin de la Peur met en images un rêve. Fulci excelle ici à mettre en scène ce qui ne pourra jamais être enregistré, représenté, puisqu’uniquement niché dans notre cerveau, mais qu’il parvient pourtant à rendre fidèle aux impressions propres aux songes. Carole, l’air affolé, remonte une rame de train, tente en vain d’ouvrir plusieurs compartiments, se faufile entre les passagers subitement apparus dans le corridor. Est-elle poursuivie ? Cherche-t-elle quelqu’un ? Nous l’ignorons, comme propulsés dans un rêve en ayant l’impression d’avoir manqué le début de la séance. Sans préambule, sans raison, la situation s’impose et nous la vivons. En quelques plans, Fulci parvient à nous placer dans la position du rêveur. Puis c’est cette fugace transition, rendue possible par la souplesse du montage, d’un changement de décor en un clin d’œil. Carole continue à avancer, mais le train a été remplacé par un long corridor blanc, et les passagers, désormais dévêtus, s’enlacent, s’embrassent, figures grotesquement enfarinées barrant la route de Carole qui tente de se frayer un chemin jusqu’à nous. Image tremblante, défaillance de la mise au point, multiplication des plans et usage du ralenti : le temps se dilate et la traversée est interminable. Motif onirique s’il en est, la chute succède aux obstacles.

 

Deux mains se découpent sur un fond noir, puis Carole tombe, toujours au ralenti, dans son manteau de fourrure dans lequel semblent être incrustés les yeux d’une chouette, premier motif animalier d’un film qui en comportera plusieurs autres. Sur un grand lit drapé de satin rouge et recouvert de coussins chatoyants (le reste du décor demeurant totalement noir, comme si nous étions à l’intérieur d’une boîte), une femme blonde dont le rire inonde la pièce, semble l’attendre. Contraste des couleurs de cheveux, des expressions, l’une enveloppée d’un long manteau, l’autre quasiment nue : Carole rencontre l’altérité, qui s’applique également, comme nous l’apprendrons juste après, à leurs modes de vie (la bourgeoise, fille et épouse d’avocat d’un côté, la délurée entourée de hippies organisant des orgies dans l’appartement voisin, transformé en lupanar et en paradis artificiel de l’autre). Le découpage heurté, voire illogique (Julia allongée, puis assise la seconde d’après, ou Carole reculant au-delà du lit, puis au centre dans le plan suivant) s’imprimera également par la suite dans la réalité (brusques cuts d’une scène à une autre), favorisant la perte de repères et la création de ce fameux entre-deux, comme un état de rêve lucide qui tournera maintes fois au cauchemar.

 

La blonde altière rejoint la brune troublée, fait glisser son trop lourd manteau à ses pieds puis la fait s’allonger si délicatement que l’on pense à la « tendresse souple » avec laquelle la Lune baudelairienne s’étend sur celle qu’elle a choisi d’envoûter. Julia disparaît du cadre, Carole se pâme. Une succession de plans de son visage ceint tantôt du manteau de fourrure, tantôt de draps blancs, ainsi que la transition entre la langoureuse partition d’Ennio Morricone et le brouhaha que l’on associera plus tard aux soirées organisées par Julia, préparent le réveil et le retour à la réalité : tout ceci était un rêve. En fait de satin et de baisers féminins, Carole est seule dans son lit. Un lit à baldaquin où l’on ne verra jamais son mari.

 

Allongée sur le divan du psy, Carole, un microphone posé sur la poitrine, raconte ses rêves teintés de stupre pourpre, enregistrés sur des bandes magnétiques que le secret professionnel désavouera. Pour l’expert de l’esprit, cela ne fait aucun doute : Julia Durer incarne un attrait pour le vice que Carole se refuse à admettre. À l’image du rêve et de la réalité, l’univers de Carole et celui de Julia, l’appartement bourgeois et le squatt sous acide s’interpénètrent constamment, tant au niveau de l’image (montage alterné du repas familial et de l’orgie, puis split-screen s’effaçant au son de la voix du père de Carole) que de l’environnement sonore.

 

Carole rêve à nouveau du train bondé, mais cette fois, les passagers sont nus. Puis le cauchemar s’insinue : visages peinturlurés et déformés des membres de sa famille, sa belle-fille tenant ses entrailles entre ses doigts, et l’oie du tableau surplombant son lit la pourchassant. Les cuissardes et les caresses de Julia seront impuissantes à faire rebasculer Carole du côté du rêve : elle se saisit d’un coupe-papier et poignarde la lubrique voisine. Le filet de sang s’échappant de la lame ressemble à s’y méprendre (dans son épaisseur, sa couleur) à la peinture rouge dans laquelle une jeune hippie trempera un couteau qu’elle lancera sur une toile blanche. De l’assassinat considéré comme un des Beaux-arts, ou l’inverse ? Peindre avec du sang, le meurtre (à l’écran) comme acte artistique : prenons cette association de motifs comme un petit médaillon de l’art de Fulci et de ses pairs.

 

La suite de l’intrigue illustre de manière littérale le principe nervalien de « l’épanchement du songe dans la vie réelle ». Frontières poreuses désormais traversées non plus seulement par l’image et le son, mais par la diégèse. Juste après le récit sur divan de ce cauchemar meurtrier, nous apprenons que Julia Durer a été assassinée, exactement de la même manière que dans le rêve de Carole, dont le manteau, le foulard et le coupe-papier ont été retrouvés sur les lieux du crime. Les rêves peuvent-ils se matérialiser ? Ou bien vivons-nous certains événements dans un tel état de transe qu’ils semblent eux-mêmes trop oniriques pour être vrais ? Une question qui trouvera réponse, mais Fulci nous laisse flotter suffisamment longtemps dans cet entre-deux pour que nous savourions, tant que dure le mystère, ce troublant épanchement.

 

Audrey Jeamart


 

Le Venin d’Ennio Morricone

 

La superbe édition du VENIN DE LA PEUR de Lucio Fulci délivrée par Le Chat qui fume nous permet de redécouvrir une partition déconcertante du Maestro Morricone, score schizophrène s’il en est qui tend un parfait miroir aux images qu’il accompagne.

 

La Lucertola, le thème principal, déroule langoureusement ses ondulations érotiques si chères au giallo (voire le thème principal de LA TARANTULE AU VENTRE NOIR, dû lui aussi à Morricone, rendu encore plus explicite par des gémissements extatiques). Le chant d’une voix anonyme et légère a quelque chose d’inoffensif, sans pour autant rendre l’atmosphère confortable. Le thème se développe en effet en une boucle imparfaite, une géométrie onirique, inquiétante. C’est le lézard du titre qui se dessine en musique alors que l’on s’attendait à ce que ces accords ronds et vaporeux nous racontent des courbes féminines. Et la vapeur n’en finit plus de monter à mesure que la bride se resserre sur le cou d’une mélodie qui fait vibrer les cordes de la frustration que l’on ressent en même temps que l’héroïne. Ce ne sont pas les passages estampillés « LSD » qui libèreront les notes de ce trip amer plutôt qu’acide, vide de toute émotion sinon feinte. Onirique, dionysiaque dans ses plus grandes heures, Morricone assurément sait ouvrir les canaux de son expressivité la plus débridée… alors pourquoi diable ne le fait-il pas ? La régularité apollinienne, le faux-semblant – qui répond parfaitement au jeu que joue Carol, un jeu bien étudié, savamment répété – finit par nous faire regretter que ce lézard n’aie pas eu neuf queues ou un plumage de cristal. Tout au plus arbore-t-il le velours gris dont s’est vêtu l’agneau pour prétendre être un loup.

Gabriel Carton

 

THE INCREDIBLE MELTING MAN

« L’incroyable homme qui fond » ne s’avère pas un titre plus adéquat que « La goule venue de l’espace », titre d’origine volontairement décalé voulu par son réalisateur, William Sachs, mais il a le mérite d’annoncer la couleur et d’inscrire l’opus dans la veine organique qui le caractérise. « L’incroyable homme qui suinte » serait plus exact, tant Steve, le personnage principal du film, n’en finit plus de dégouliner et de laisser derrière lui un fluide visqueux, marque de son passage autant que signe dramatique de sa dégénérescence. Ce titre n’aurait sans doute pas été très vendeur, et l’on sait l’empreinte que laissèrent les producteurs sur ce film de 1977. William Sachs avait en effet en tête une comédie, dans un esprit « comic book » mêlant kitsch et horreur, tandis que les producteurs voulaient un film purement d’horreur. Cette divergence de points de vue se ressent nettement à certains moments, et dessert finalement en partie le film. Durant la majeure partie du métrage, les tons varient maladroitement (au lieu de cohabiter de manière fluide comme c’est par exemple le cas dans Dark Star (1974) de Carpenter, qui mêlait sciemment les deux registres), ce que soulignent également les ambiances musicales, l’une légère, l’autre beaucoup plus mélodramatique. C’est d’autant plus dommage lorsque l’on constate, lors de la dernière partie, que c’est bien l’aspect dramatique qui rend The incredible melting man intéressant. Ou du bon côté de voir une création échapper à son créateur, qui n’en demeure pas moins l’artisan.

Le personnage de Steve, cet astronaute revenu radioactif d’une expédition sur Saturne, interprété avec, oui, conviction, par Alex Rebar, convoque plusieurs prédécesseurs cinématographiques qui tous incarnent la solitude et le rejet. On pense au héros du Monstre de Val Guest, lui aussi seul survivant d’un trio spatial, condamné à voir sa nature et son apparences humaines changer progressivement jusqu’à ne plus rien avoir d’un homme. On songe aussi et surtout à la créature de Frankenstein, citée par une petite fille épouvantée par la vision de cette silhouette en lambeaux et à l’attitude menaçante. L’errance d’un personnage difforme et traqué constitue ici aussi le cœur du film. À la différence près – et c’est d’ailleurs ce qui apporte au film de Sachs et au personnage leur singularité – que Steve est recherché par ses amis. Cet élément est quasiment martelé, peut-être un peu lourdement, mais c’est ce qui va concentrer des affects plus personnels que par exemple uniquement politiques. Le scénario demeure assez flou quant à l’enjeu de la quête du duo formé par Ted et le général Perry, les amis de Steve.

Il est question d’une échéance (le lendemain matin, mais sans que l’on sache avant la fin du film ce qu’il est censé se passer le lendemain). Le retrouver semble d’ailleurs plus important que la protection de leur concitoyens, soumis à la menace d’un être mi-homme mi-animal ayant déjà fait plusieurs victimes sur son passage. Steve sème la mort, tel un prédateur, mais jusqu’au bout sa part humaine demeure : son prénom est fréquemment prononcé, les dévorations demeurent hors champ, et il titube constamment entre la figure du zombie, inexorable marcheur tueur en décomposition, et l’homme conscient qu’il est encore en partie et que ses proches espèrent sans doute qu’il redevienne. Au détour d’une réaction, d’un geste, l’être humain est toujours là, tel un cousin visqueux du héros de Dead of Night (1974) de Bob Clark. Le Vietnam, la conquête spatiale : même combat. Si les années 50 furent les plus prolifiques en termes de dénonciation / hantise du nucléaire, par le biais ou non de la métaphore, on sait qu’il en resta longtemps des traces dans l’inconscient collectif américain. The incredible melting man en est un exemple, avec son héros / victime recherché(e) au compteur Geiger.

Héritier d’une veine plus ancienne, le film de Sachs y ajoute, seventies oblige, une dimension organico-gore parfaitement en phase avec son époque. Après le Devil’s Rain (1975) de Robert Fuest et ses visages tordus se liquéfiant, et avant le Street Trash (1987) de Jim Muro et ses fluides colorés, The incredible melting man constitue une pierre de choix dans l’édifice de l’horreur organique. Derrière ces effets dégoulinants et vraiment réussis (d’autant plus si l’on considère le maigre budget alloué au projet), on retrouve Rick Baker à ses quasi débuts, secondé par Rob Bottin, qui excellera ensuite dans The Thing notamment, ou encore Greg Cannom. Si les premières minutes du film nous montrent déjà un Steve transformé, défiguré – mais à la limite reconnaissable – la majeure partie du film verra évoluer une silhouette au visage enduit de rouge et de beige mêlés, que des mains idoine ne cessent de tenter d’essuyer, le grain de la peau à jamais perdu sous une épaisse couche visqueuse ne laissant distinguer, comme des vestiges d’une figure humaine, que deux rangées de dents et un œil dont la perte finale signera la mort, définitive, de ce corps, l’ultime étape consistant dans la perte de la forme et de la stature humaines dans la fonte totale juste à côté, ironie cruelle, d’une poubelle. La conclusion à consonance politique du film achève, s’il en était encore besoin, de le rendre particulièrement amer et de le ranger définitivement du côté du drame mélancolique. The incredible melting man n’est certes pas le comic book sur écran que souhaitait au départ William Sachs, mais il y a gagné en intensité et en émotion, son héros rejoignant par là même les rangs des monstres esseulés au destin non pas anodin mais réellement tragique.

 

Audrey Jeamart

 

TOTALLY TASTELESS: THE LIFE OF JOHN NATHAN-TURNER

Le nom de John Nathan-Turner est familier d’un grand nombre de fans de DOCTOR WHO et pour cause, il reste attaché à une décennie entière d’aventure à travers l’espace et le temps. De la même manière que les noms de Russell T. Davies et Steven Moffat suffisent à distinguer les deux grandes périodes de la série depuis son retour en 2005, celui de John Nathan-Turner évoque immédiatement la dernières période « classique » de la série.

John Nathan-Turner fut pendant près de dix ans le producteur de la série de science-fiction la plus populaire de Grande Bretagne mais reste dans les mémoires pour avoir dépassé ce statut et avoir joué un rôle beaucoup plus proche de celui de « showrunner », soit celui de directeur créatif tel qu’il est envisagé aujourd’hui. La différence principale réside dans le fait que si les noms de Davies et Moffat sont synonymes du retour triomphal du seigneur du temps sur les écrans, les seules initiales J. N-T portent quasi-exclusivement la faute de la disparition de DOCTOR WHO du petit écran en 1989.

Mais l’édification de JNT en bouc émissaire de la faillite whovienne (par la communauté des fans de l’époque ou par les dirigeants de la BBC eux-mêmes) ne devrait pas évincer l’homme lui-même, ses aspirations personnelles, ses ambitions qualitatives et les nombreux obstacles qu’il a dû franchir pour maintenir à flot une série méprisée par la majorité et dont les budgets se réduisaient à peau de chagrin. C’est ici que Richard Marson entre en scène, s’acquittant de la noble tâche de rendre à John Nathan-Turner son humanité, de percer le mystère JNT en publiant une biographie objective et détaillée, nourrie de nombreux témoignages et offrant une vue interne du fonctionnement d’un média tel que la BBC dans les années 80.

S’il s’agit sans doute possible d’une biographie dans les règles il est pourtant aisé de voir où se situe le réel intérêt de Marson : les années DW. Les jeunes années de JNT sont ainsi contées de la plus plate des manières et n’en subsiste réellement que la vision du cancre brillant, de l’oxymore vivant désespéré de plaire et dont le caractère même le mènera à sa perte. Personne à l’issue de la lecture ne se souviendra de quel enfant, de quel adolescent ou de quel jeune homme John Nathan-Turner a été. C’est bien du producteur dont il est question et le titre, du fou de pantomime et de soap opera et TOTALLY TASTELESS fait aussi bien référence à ses chemises bariolées qu’à ses décisions sur le plan créatif.

Tout au long des 400 pages aligne les témoignages des principaux collaborateurs, amis et détracteurs de JNT et c’est dans ce portrait collectif que tout l’intérêt de l’ouvrage réside. Le producteur n’est pas le seul à en prendre pour son grade. Si son attitude envers les présidents des différentes associations de fans est parfois méprisable, voire condamnable, ces derniers ont souvent ciblé JNT comme réceptacle privilégié de leur fiel, et la plupart de leurs interventions révèle une amertume larvée, jamais exorcisée.

TOTALLY TASTELESS donne surtout un aperçu détaillé et mesuré  des atouts de John Nathan-Turner ainsi que de ses faiblesses. Son approche visionnaire d’une série quasi-trentenaire, au format immuable et aux systématismes devenus des objets de raillerie, des cas d’école d’obsolescence télévisuelle, ne manque pas d’être louée. On pourra s’étonner du fait que le « début de la fin » (dès l’arrivée de Colin Baker en tête d’affiche en 84) ait aussi été une période d’intensité créatrice sans précédent, et que pour le meilleur et pour le pire, les choix artistiques aient été murement réfléchis. Aussi audacieuses aient été les idées de JNT pour relancer l’intérêt de la série, la plupart d’entre elles n’ont trouvé aucune traduction satisfaisante à l’image, résultat de processus d’écriture frisant le n’importe quoi.

D’aucun se sent obligé d’ajouter que le producteur était plus enclin à boire et à trouver quelqu’un pour occuper son lit (en la charmante compagnie de son partenaire, Gary), histoire de rappeler que la vie du bonhomme était aussi, sinon plus chaotique que son « run » télévisuel et que son hédonisme forcené prenait constamment le pas sur un professionnalisme déjà discutable. Le livre cependant met un point d’honneur à souligner l’exploit qu’a constitué le maintien de la série sur une aussi longue période, avec en plus des pics qualitatifs indéniables (les saisons 22 et 26), qui compte tenu des antagonismes en coulisse ont eu bien des peines à atteindre les écrans. Ces « pics » n’ont pourtant pas joué en faveur de la série, la plupart se caractérisant par une violence et un ton beaucoup plus sombre qu’à l’ordinaire.

L’ironie voulut que Jon Nathan-Turner dont l’ambition était de traiter DOCTOR WHO sérieusement, de l’approcher comme un spectacle adulte dont on ne pourrait plus nier la légitimité dans le paysage culturelle fut stoppée par ceux qui critiquaient cette absence de légitimité. Jonathan Powell incarne ainsi toute l’absurdité et l’attitude méprisante des directions de départements à la BBC, avouant lui-même, à posteriori, n’avoir jamais compris l’intérêt de DOCTOR WHO et n’avoir rien fait qui aurait pu aller dans le sens d’une amélioration, trop anxieux de révéler son ignorance, trop lâche pour admettre que la faute n’incombait pas tant au producteur et à ses décisions qu’aux conditions impossibles que l’on mettait à leur mise en œuvre. La première de ces conditions reste bien entendu un budget réduit à celui d’une sitcom : Quand la direction pointe la pauvreté du programme, le producteur demande un budget plus important, on lui répond qu’il ne sera accordé que si le programme s’améliore… le serpent se mord la queue.

Et ce ne sont pas seulement les contraintes budgétaires qui entrent en jeu, mais toute une organisation tacite du département de la fiction TV de la BBC visant à se débarrasser de DOCTOR WHO en laissant son producteur en roue libre : pas besoin de supprimer la série, il finirait bien par la tuer tout seul. Dès lors, personne au-dessus de John Nathan-Turner n’avait intérêt à ce que le programme ne redécolle. Passé l’amertume qui émane d’une grande partie de l’ouvrage, il faut reconnaître à Richard Marson d’avoir parfaitement su concrétiser son ambition de restaurer JNT dans son humanité, d’avoir fait de ses initiales autre chose que les raisons d’un échec. Si Nathan-Turner s’est attiré bon nombre d’opinions défavorables, il est aussi devenu l’objet d’affections et d’admirations sincères, et cet ouvrage le démontre parfaitement.

Gabriel Carton