LE VENIN DE LA PEUR : LA MORSURE DU RÊVE

 

« Le rêve est une seconde vie. Je n’ai pu percer sans frémir ces portes d’ivoires ou de corne qui nous séparent du monde invisible. Les premiers instants du sommeil sont l’image de la mort ; un engourdissement nébuleux saisit notre pensée, et nous ne pouvons déterminer l’instant précis où le moi, sous une autre forme, continue l’œuvre de l’existence. »
                                                                                                                                                                                                                                                                                     Gérard de Nerval

 

Si la réalité, dans Le Venin de la Peur, est distordue dans tous les sens par un Fulci s’ingéniant à brouiller constamment les pistes, peuplant son récit de personnages qui croient avoir vu alors que les apparences, plus que jamais, s’avèrent trompeuses, c’est parce qu’elle est dominée par un autre élément qui s’insinue en elle telle de l’encre se diluant dans l’eau : le rêve.

Dans un ballet désynchronisé qui voit tantôt le rêve, tantôt la réalité mener la danse, l’un finit toujours par s’acoquiner avec l’autre – fragments de réalité dans le rêve, et inversement – dans une fusion troublante qui permet au film de conserver son attrait au-delà de la première vision, pourtant impossible à expérimenter à nouveau en raison de la révélation finale du coupable. Au revisionnage, la trame policière paraît d’abord ennuyeuse, avant que l’imbrication du rêve et de la réalité, vrai sujet et véritable parti pris de mise en scène de Fulci, ne se déploie dans tout son éclat.

 

Dans sa mémorable ouverture, Le Venin de la Peur met en images un rêve. Fulci excelle ici à mettre en scène ce qui ne pourra jamais être enregistré, représenté, puisqu’uniquement niché dans notre cerveau, mais qu’il parvient pourtant à rendre fidèle aux impressions propres aux songes. Carole, l’air affolé, remonte une rame de train, tente en vain d’ouvrir plusieurs compartiments, se faufile entre les passagers subitement apparus dans le corridor. Est-elle poursuivie ? Cherche-t-elle quelqu’un ? Nous l’ignorons, comme propulsés dans un rêve en ayant l’impression d’avoir manqué le début de la séance. Sans préambule, sans raison, la situation s’impose et nous la vivons. En quelques plans, Fulci parvient à nous placer dans la position du rêveur. Puis c’est cette fugace transition, rendue possible par la souplesse du montage, d’un changement de décor en un clin d’œil. Carole continue à avancer, mais le train a été remplacé par un long corridor blanc, et les passagers, désormais dévêtus, s’enlacent, s’embrassent, figures grotesquement enfarinées barrant la route de Carole qui tente de se frayer un chemin jusqu’à nous. Image tremblante, défaillance de la mise au point, multiplication des plans et usage du ralenti : le temps se dilate et la traversée est interminable. Motif onirique s’il en est, la chute succède aux obstacles.

 

Deux mains se découpent sur un fond noir, puis Carole tombe, toujours au ralenti, dans son manteau de fourrure dans lequel semblent être incrustés les yeux d’une chouette, premier motif animalier d’un film qui en comportera plusieurs autres. Sur un grand lit drapé de satin rouge et recouvert de coussins chatoyants (le reste du décor demeurant totalement noir, comme si nous étions à l’intérieur d’une boîte), une femme blonde dont le rire inonde la pièce, semble l’attendre. Contraste des couleurs de cheveux, des expressions, l’une enveloppée d’un long manteau, l’autre quasiment nue : Carole rencontre l’altérité, qui s’applique également, comme nous l’apprendrons juste après, à leurs modes de vie (la bourgeoise, fille et épouse d’avocat d’un côté, la délurée entourée de hippies organisant des orgies dans l’appartement voisin, transformé en lupanar et en paradis artificiel de l’autre). Le découpage heurté, voire illogique (Julia allongée, puis assise la seconde d’après, ou Carole reculant au-delà du lit, puis au centre dans le plan suivant) s’imprimera également par la suite dans la réalité (brusques cuts d’une scène à une autre), favorisant la perte de repères et la création de ce fameux entre-deux, comme un état de rêve lucide qui tournera maintes fois au cauchemar.

 

La blonde altière rejoint la brune troublée, fait glisser son trop lourd manteau à ses pieds puis la fait s’allonger si délicatement que l’on pense à la « tendresse souple » avec laquelle la Lune baudelairienne s’étend sur celle qu’elle a choisi d’envoûter. Julia disparaît du cadre, Carole se pâme. Une succession de plans de son visage ceint tantôt du manteau de fourrure, tantôt de draps blancs, ainsi que la transition entre la langoureuse partition d’Ennio Morricone et le brouhaha que l’on associera plus tard aux soirées organisées par Julia, préparent le réveil et le retour à la réalité : tout ceci était un rêve. En fait de satin et de baisers féminins, Carole est seule dans son lit. Un lit à baldaquin où l’on ne verra jamais son mari.

 

Allongée sur le divan du psy, Carole, un microphone posé sur la poitrine, raconte ses rêves teintés de stupre pourpre, enregistrés sur des bandes magnétiques que le secret professionnel désavouera. Pour l’expert de l’esprit, cela ne fait aucun doute : Julia Durer incarne un attrait pour le vice que Carole se refuse à admettre. À l’image du rêve et de la réalité, l’univers de Carole et celui de Julia, l’appartement bourgeois et le squatt sous acide s’interpénètrent constamment, tant au niveau de l’image (montage alterné du repas familial et de l’orgie, puis split-screen s’effaçant au son de la voix du père de Carole) que de l’environnement sonore.

 

Carole rêve à nouveau du train bondé, mais cette fois, les passagers sont nus. Puis le cauchemar s’insinue : visages peinturlurés et déformés des membres de sa famille, sa belle-fille tenant ses entrailles entre ses doigts, et l’oie du tableau surplombant son lit la pourchassant. Les cuissardes et les caresses de Julia seront impuissantes à faire rebasculer Carole du côté du rêve : elle se saisit d’un coupe-papier et poignarde la lubrique voisine. Le filet de sang s’échappant de la lame ressemble à s’y méprendre (dans son épaisseur, sa couleur) à la peinture rouge dans laquelle une jeune hippie trempera un couteau qu’elle lancera sur une toile blanche. De l’assassinat considéré comme un des Beaux-arts, ou l’inverse ? Peindre avec du sang, le meurtre (à l’écran) comme acte artistique : prenons cette association de motifs comme un petit médaillon de l’art de Fulci et de ses pairs.

 

La suite de l’intrigue illustre de manière littérale le principe nervalien de « l’épanchement du songe dans la vie réelle ». Frontières poreuses désormais traversées non plus seulement par l’image et le son, mais par la diégèse. Juste après le récit sur divan de ce cauchemar meurtrier, nous apprenons que Julia Durer a été assassinée, exactement de la même manière que dans le rêve de Carole, dont le manteau, le foulard et le coupe-papier ont été retrouvés sur les lieux du crime. Les rêves peuvent-ils se matérialiser ? Ou bien vivons-nous certains événements dans un tel état de transe qu’ils semblent eux-mêmes trop oniriques pour être vrais ? Une question qui trouvera réponse, mais Fulci nous laisse flotter suffisamment longtemps dans cet entre-deux pour que nous savourions, tant que dure le mystère, ce troublant épanchement.

 

Audrey Jeamart


 

Le Venin d’Ennio Morricone

 

La superbe édition du VENIN DE LA PEUR de Lucio Fulci délivrée par Le Chat qui fume nous permet de redécouvrir une partition déconcertante du Maestro Morricone, score schizophrène s’il en est qui tend un parfait miroir aux images qu’il accompagne.

 

La Lucertola, le thème principal, déroule langoureusement ses ondulations érotiques si chères au giallo (voire le thème principal de LA TARANTULE AU VENTRE NOIR, dû lui aussi à Morricone, rendu encore plus explicite par des gémissements extatiques). Le chant d’une voix anonyme et légère a quelque chose d’inoffensif, sans pour autant rendre l’atmosphère confortable. Le thème se développe en effet en une boucle imparfaite, une géométrie onirique, inquiétante. C’est le lézard du titre qui se dessine en musique alors que l’on s’attendait à ce que ces accords ronds et vaporeux nous racontent des courbes féminines. Et la vapeur n’en finit plus de monter à mesure que la bride se resserre sur le cou d’une mélodie qui fait vibrer les cordes de la frustration que l’on ressent en même temps que l’héroïne. Ce ne sont pas les passages estampillés « LSD » qui libèreront les notes de ce trip amer plutôt qu’acide, vide de toute émotion sinon feinte. Onirique, dionysiaque dans ses plus grandes heures, Morricone assurément sait ouvrir les canaux de son expressivité la plus débridée… alors pourquoi diable ne le fait-il pas ? La régularité apollinienne, le faux-semblant – qui répond parfaitement au jeu que joue Carol, un jeu bien étudié, savamment répété – finit par nous faire regretter que ce lézard n’aie pas eu neuf queues ou un plumage de cristal. Tout au plus arbore-t-il le velours gris dont s’est vêtu l’agneau pour prétendre être un loup.

Gabriel Carton

 

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