LE SADIQUE DE NOTRE DAME : EXORCISME ET MÈCHES GRISES

Il n’est pas rare, en explorant la filmographie de Jess Franco de tomber sur plusieurs montages d’un même film distribués le plus souvent sous des titres différents. La plupart du temps, ces différentes versions sont le fruit d’un impératif commercial ou d’une stratégie pour contourner la censure (les versions habillées et déshabillées de certaines séquences de L’HORRIBLE DR. ORLOF ou des EXPÉRIENCES ÉROTIQUES DE FRANKENSTEIN) et n’altères pas ou très peu l’intégrité du produit. Il est quelques exceptions à cette règle lorsque c’est un autre que Franco qui se charge de tourner séquences alternatives et rallonges érotichiantes, mais ceci est une autre histoire. Ces altérations ne redéfinissent que partiellement la nature du film.

L’exemple de LA COMTESSE NOIRE est à ce titre assez parlant, puisqu’il se décline en trois versions distinctes : la première qui reflète le projet original de l’auteur et mêle la mélancolie gothique induite par la nature vampirique de son personnage principal à un fétichisme voyeur encouragé par les besoins peu orthodoxes de son vampire, la seconde, LES AVALEUSES qui fait fi d’une partie des dialogues de l’original et, comme son titre l’indique, est la version « hard » (LA COMTESSE PERVERSE eut aussi droit à ce traitement avec LES CROQUEUSES) et la troisième sortie sur les territoires anglophones sous le titre EROTIKILL et qui n’a pourtant plus rien d’érotique, le vampirisme ayant recouvré ses attributs traditionnels et le film y ayant perdu une vingtaine de minute, il s’agit de la version « purement  horrifique ».

A d’autres moments, c’est au cœur même du film original que ces révisions s’attaquent, comme ce sera le cas avec AL OTRO LADO DEL ESPEJO (1973), distribué en France dans une version bien différente dirigée par Franco lui-même, LE MIROIR OBSCÈNE (où ce n’est plus le père de l’héroïne mais sa sœur qui hante le miroir titulaire). Ce n’est plus alors seulement à un montage expurgé ou épicé que nous avons à faire, mais bien à un nouveau film à part entières. LE SADIQUE DE NOTRE DAME (1979) est de cette catégorie allant jusqu’à n’être plus considéré par son réalisateur comme un produit dérivé du projet initial, mais bien comme la version définitive.

 

L’ossature et une bonne partie de la musculature d’un film de cinq ans son ainé, EXORCISME ET MESSES NOIRES (1974), constituent environ 70% du métrage du SADIQUE DE NOTRE DAME. Pour autant ce dernier n’est pas un simple remontage qui orienterait le premier un peu plus vers le sexe ou vers une chaste horreur et pour cause, ces deux remontages existent déjà depuis longtemps (respectivement SEXORCISME et DEMONIAC). LE SADIQUE DE NOTRE DAME est, à l’image de son titre, un recentrage sur le personnage principal incarné par Franco lui-même, ici avec cinq ans et quelques mèches grises de plus. La totalité du nouveau métrage (une trentaine de minutes) tourne autour du personnage de Paul Vogel, ce qui modifie significativement la tonalité du film et l’ancrage émotionnel du spectateur.

 

LE SADIQUE DE NOTRE DAME conserve les prémices d’EXORCISME ET MESSES NOIRES, à savoir le fait que Paul Vogel, fanatique de l’inquisition, est témoin, dans une cave parisienne reconvertie en boite branchée, d’un simulacre de messe noire et qu’il se fait une mission de sauver l’âme des participants en les envoyant ad patres. De ses exploits, Vogel tire des nouvelles qu’il espère faire publier dans une revue littéraire à sensation, Le Poignard et la Jarretière. La question de savoir si Vogel, visiblement dérangé, prend le spectacle de cabaret pour une véritable messe noire ou s’il considère simplement qu’on ne plaisante pas avec le diable et que ce genre de divertissement est un péché mortel en soi n’est jamais vraiment adressée, tout comme celle de savoir quel regard il porte sur les publications habituelles de la revue dans laquelle il espère être publié, et l’on est forcé de suivre la croisade du tueur en se fiant à sa morale biaisée, ce qui renforce le sentiment d’ambigüité. A cette base immuable, Franco ajoute un élément d’information capitale, à savoir que Vogel n’est plus seulement cet obsédé de la punition divine aux ambitions littéraires contrariées, mais un prêtre défroqué, soit plus seulement un être marginal par ses idéaux, mais un être rejeté par le milieu même qui a façonné sa folie. Franco pousse ici le pamphlet anticlérical à son paroxysme en suggérant que Vogel n’est pas seulement le bourreau mais aussi et surtout la victime.

Toutes les nouvelles scènes accentuent cette impression de solitude, de rejet et de marginalité, à commencer par la séquence d’ouverture qui voit Vogel se réveiller, après une nuit passée dans la rue, au milieu des clochards alors que passe un camion poubelle. Lorsqu’il traverse les rues, au milieu de la foule, il est toujours seul, les passants interloqués s’écartant du chemin de la caméra qui accapare leur attention, ne le regardent même pas, la foule ignore ce pauvre gars et l’acteur-réalisateur fait semblant de chercher lui-même à qui la caméra peut bien s’intéresser : une astuce simple mais efficace qui lui assure que personne ne s’intéresse à lui. D’autres scènes additionnelles voient Vogel se confier à un ancien collègue séminariste qui déplore les dérives de son camarade et qui malgré toute la compassion dont il fait preuve à son égard lui signifie sans ménagement que l’Eglise se lave désormais les mains de son cas. Cette absence de refuge pour Vogel se reflète dans le fait qu’il ait un jour choisit de dormir dehors plutôt que dans sa propre maison que l’on découvre plutôt cossue mais qui est le lieu de ses activités meurtrière et non celui du confort matériel ni du réconfort spirituel.

L’intégralité des scènes de fausses messes noires et la partouze façon bourgeois encanaillés qui suit l’une d’elles sont reprises presque telles quelles et on aura à nouveau le plaisir de voir Claude Sendron, réalisateur bien souvent responsable du caviardage made in Eurociné, mettre « de l’ordre à ces orgies » et répliquer ironiquement lorsque l’une des participantes l’enjoint d’y prendre part : « Oh non, ce n’est pas pour moi ». N’y aurait-il pas là de la part de Franco une petite pique en direction des Lesoeur et de leur manie d’engager d’autres cinéastes pour épicer ses films ? Mais Franco ne s’est pas contenté d’inclure ses nouvelles scènes clés à la structure existante d’EXORCISMES, il a totalement réorganisés le déroulement du récit, réordonnant les entrevues entre Vogel et le rédacteur en chef du Poignard et la Jarretière et sa secrétaire, Anne (Lina Romay) ainsi que l’avancement de l’enquête sur les meurtres de Notre Dame menée par Olivier Mathot.  À la lumière des informations nouvelles sur Vogel, sa relation avec Anne en devient plus poignante et son conflit intérieur plus visible qu’il ne l’était en 74, un nouveau doublage souligne dans les réplique de Vogel le désir de trouver en Anne un esprit compréhensif, et rend l’échec de cette connexion spirituelle tant désirée encore plus douloureux.

 

Seule ombre au discrédit du SADIQUE DE NOTRE DAME, l’empêchant d’être bel et bien la version définitive de l’histoire de Paul Vogel : le destin de la pauvre Anne laissé sans suite. Si à la fin d’EXORCISME ET MESSES NOIRES, Anne était sauvée alors que Vogel était rattrapé par la police alors qu’il projetait de s’enfuir en la kidnappant, elle est ici toujours enfermée chez Vogel alors que celui-ci se rend à la police de son plein gré, repentant et résigné. L’adresse de Vogel n’ayant jamais été mentionnée par aucun autre personnage, il est permis de penser que personne n’est au fait du lieu de détention de la malheureuse, et il est assez déconcertant de constater qu’au moment de l’arrestation de Vogel personne ne fait allusion à la disparition de la jeune secrétaire. Il revient alors à notre mémoire qu’EXORCISME s’achevait cinq ans plus tôt avec un plan sur la plus haute fenêtre du manoir Vogel. Plan de clôture gratuit ou suggestion d’un dernier mystère irrésolu ? À la vision du SADIQUE DE NOTRE DAME, le dernier plan de son aîné revêt un caractère prophétique qui achève de nous convaincre qu’il n’y a pas de « version définitive » d’un film de Franco, mais bien mille pièces d’un puzzle en constante expansion et à jamais inachevé.

 

LE SADIQUE DE NOTRE DAME est à nouveau visible dans les meilleures conditions grâce à l’éditeur SEVERIN FILMS qui se fend d’une édition blu-ray exemplaire à tout point de vue.

Severin films et Jess Franco ont toujours fait bon ménage, ce ne sont pas leurs sorties DVD de MACUMBA SEXUAL, MANSION OF THE LIVING DEAD ou SEXUAL STORY OF O qui le démentirons. L’arrivée de la HD semble avoir stimulé leur volonté d’offrir des éditions « définitives » aux films de l’espagnol fou, et THE HOT NIGHTS OF LINDA avait ouvert le bal avec succès en 2013, mais c’est l’année 2018 qui se pose comme l’année francienne puisque l’éditeur nous a gratifié de trois sorties inespérées, remettant en lumières une période trop peu explorée de la filmographie de Jess Franco, il s’agit de SINFONIA EROTICA, TWO FEMALE SPIES WITH FLOWERED PANTIES et celui qui nous intéresse ici, THE SADIST OF NOTRE DAME aka LE SADIQUE DE NOTRE DAME.

Le film a fait l’objet d’un effort de restauration louable qui s’abstient de tout révisionnisme et évite de réduire le grain d’une image qui conserve son caractère d’époque et on ne peut que remercier l’éditeur de ne pas céder aux sirènes du « lissage » à outrance. On aura aussi la bonne surprise de retrouver le film dans sa version française, largement préférable au doublage anglais lui aussi proposé. Si le film demeure le principal intérêt, la section des suppléments est un argument d’achat des plus convaincants.

Autour du film lui-même, on aura le plaisir d’un entretien avec Stephen Thrower qui disserte de manière érudite sur les différences entre EXORCISME ET MESSES NOIRES et LE SADIQUE DE NOTRE DAME et sur la place de ce film dans la filmographie de Jess Franco. L’auteur de MURDEROUS PASSIONS : THE DELIRIOUS CINEMA OF JESUS FRANCO s’avère aussi passionnant à écouter qu’à lire et son approche encyclopédique, son analyse intuitive et interprétative peut tout aussi bien donner de nouvelles pistes de réflexions à l’aficionado de Franco que rendre accessible son œuvre foisonnante au novice. Malheureusement, en l’absence de sous-titre français, ce supplément ne pourra ravir complètement que l’anglophone confirmé. Il en va de même pour le bref commentaire audio de Robert Monell (webmaster du blog « I’m In A Jess Franco State Of Mind », référence en matière de francomania) qui se révèle un peu plus dispensable mais propose tout de même quelques infos intéressantes, notamment sur le casting.

Il y a tout de même de quoi satisfaire le spectateur non-anglophone, puisque c’est Alain Petit, auteur du monumental JESS FRANCO OU LES PROSPÉRITÉS DU BIS, qui revient sur la genèse du SADIQUE DE NOTRE DAME et sur les méthodes de productions d’Eurociné à l’époque ou Franco réalisait des films pour le compte de la compagnie de Marius Lesoeur, dans un entretien peut-être un tantinet court en regard de la somme d’informations à digérer. Le dernier supplément, mais non des moindres, vient sous la forme d’un documentaire consacré au Brady, cinéma de quartier parisien, célébré par Jacques Thorens dans son ouvrage LE BRADY, CINÉMA DES DAMNÉS paru en 2015. L’auteur du livre y revient sur l’histoire de la salle devenue mythique, sa programmation pour le moins hétéroclite et sa clientèle parfois inquiétante. Si ce bonus n’entretient pas de rapport direct avec LE SADIQUE DE NOTRE DAME, il offre une précieuse lucarne vers ce à quoi devait ressembler le circuit de distribution des films de Jess Franco dans les années 70 et permet d’achever cette redécouverte d’une œuvre méconnue du cinéaste par un petit voyage temporel bienvenu.

Gabriel Carton

CUADECUC, VAMPIR : OCEANS OF TIME

Sous une pluie battante, une carriole traverse une cour pavée dans un silence sépulcral. Immédiatement, on reconnaît l’arrivée de Jonathan Harker à l’auberge, où il passera la nuit avant de se rendre au château du Comte Dracula, dans le film de Jess Franco, LES NUITS DE DRACULA. Quelque chose cloche pourtant, aussi claire soit la relation entre ces images et celles que nous connaissons bien, elles racontent la même chose, sans être les mêmes, sans être exactement les mêmes. C’est bien la même scène, le même décor, le même acteur, le même instant, mais un instant que deux regards ont embrassé : celui de Jess Franco, adaptant le roman DRACULA de Bram Stoker pour le cinéma, et celui de Pere Portabella, filmant le tournage de cette adaptation, filmant les scènes en même temps que Franco.

 

CUADECUC, VAMPIR, comme l’explique Stéphane du Mesnildot (Le Miroir Obscur, éd. Rouge Profond, 2013), n’est pas un making off, ni un journal de tournage, ni un documentaire, c’est une expérimentation, un travail sur un film existant, à la manière d’un found footage, mais à la différence que le travail sur les images se fait à l’instant même où elles adviennent. Portabella ne gratte pas la pellicule des NUITS DE DRACULA, il n’altère pas le matériel tourné par Franco, il en capte une variante au moment même de leur création, il « offre le cas singulier d’une copie naissant à l’instant précis de l’exécution de l’original » (Le Miroir Obscur, p.74). Dire que Portabella adapte lui aussi DRACULA serait plonger dans une spirale infernale, où l’on adapte un roman à l’écran en adaptant l’adaptation d’un roman à l’écran. Pourtant CUADECUC, VAMPIR raconte DRACULA. Il raconte le personnage et sa vie cinématographique, sa survie dans l’image, sa faculté toute surnaturelle de se glisser dans les points de suspension d’un récit et d’y vivre plus intensément qu’aucun mot ne pourrait le dire. Existait-il seulement des vampires avant que naisse le cinéma ? Avant que son dispositif, par sa nature, concrétise leur non-vivante éternité ?

 

Film qui existe par captation d’un autre film, parasite, CUADECUC est un vampire fait film, un autoportrait du non-mort, le vampire par lui-même. L’utilisation d’une pellicule pour bande son exacerbe les contrastes, annihile les nuances de gris pour ne laisser apparaître que la confrontation du noir et du blanc. CUADECUC, VAMPIR a quelque chose de primitif quelque chose d’ancien qui serait trop longtemps resté dans l’obscurité et que la lumière brûle. Tout y est charbonneux ou spectral, tout s’y déroule dans un silence cotonneux seulement brisé par des bruits de collisions et de frottement, presque le chuchotement de ce qui serait trop ancien et trop solitaire pour avoir eu besoin de développer un langage.

 

La queue du ver (traduction littérale du catalan « cuadecuc ») est le centre du vortex dans lequel tourbillonnent le NOSFERATU de Murnau, le DRACULA de Tod Browning, le VAMPYR de Dreyer, la scène du BRAM STOKER’S DRACULA de Francis Ford Coppola où les déambulations diurnes du comte sont captées par une caméra pathé à manivelle contemporaine du roman, celle du théâtre des ombres où il suit Mina, le DRACULA, PAGES TIRÉES DU JOURNAL D’UNE VIERGE de Guy Maddin, mais surtout les brûleuses de feuilles d’une vue Lumière (MAUVAISES HERBES), silhouettes sombres se découpant sur le fond blanc de la fumée dégagée par le feu, disparaissant parfois. Elles sont mortes ces femmes aujourd’hui, mais elles sont incrustées pour toujours dans cette capsule de réalité condensée, ce sont leurs spectres qui nous font signe à travers le voile du temps. Il n’y a qu’au cinéma que les fantômes viennent à notre rencontre.

 

Pere Portabella nous donne à voir l’origine du vampire en même temps que l’origine du cinéma, royaume des ombres gorkien, Dracula roi des ombres, et à cette réflexion on sourit, songeant à L’OMBRE DU VAMPIRE d’Edmund Elias Merhige et au tournage fantasmé de NOSFERATU où l’acteur incarnant le vampire est un vampire se faisant passer pour un acteur, une créature de la nuit craignant le jour, se faisant tirer le portrait en noir et blanc, en nuit et jour… La boucle n’en finit plus de se boucler, comme la queue du ver n’en finit plus de se tortiller, même sectionnée, animée d’un simulacre de vie d’un réflexe, une persistance. Une persistance, de celles des souvenirs que l’on garderait d’un rêve ou de l’impression d’avoir eu, à l’intérieur d’un rêve, le souvenir d’une vie autre, comme les flashbacks si ambigus du MARTIN de Romero. CUADECUC est de l’étoffe de ce souvenir, de l’étoffe d’un passé en train de se tisser, d’une mémoire en train de se construire.

 

À certains moments, le tournage se fait plus présent, rompant l’impression de récit, alors que les acteurs discutent ou que l’équipe technique s’active à préparer les décors. Il n’est pourtant jamais plus question de vampires que dans ces moments-là, comme lorsque Maria Rohm en habit de ville (talons compensés, manteau léopard et lunettes à verres fumés), déambule entre les cercueils qui serviront pour l’une des scènes finales, souriant à Emma Cohen ou à Jeannine Mestre alors qu’elles attendent/reposent couchées et immobiles qu’on les enveloppe de toiles d’araignées ou qu’on nimbe leur crypte de brume artificielle. Comme le remarque Stéphane Du Mesnildot, « Jamais la belle actrice de VENUS IN FURS ne sera davantage vampire qu’à cet instant, car jamais autant autre, n’appartenant à aucune fiction, à aucune époque » (Le Miroir Obscur, p.78), elle est « d’ailleurs » comme Lovecraft l’entendait. Soledad Miranda, fumant une cigarette le regard vide, recroquevillée dans la posture qu’adopteront ses futurs rôles (EUGENIE DE SADE, SHE KILLED IN ECSTASY), revêtant à cet instant les atours dont seuls nos fantasmes l’ont affublée, elle attend le clap pour devenir Lucy. Ce moment précis où Lucy prend le pas sur Soledad, c’est la parfaite figuration du fantastique qui donne à percevoir l’imperceptible, l’instant de la métamorphose. “I’m sure it sounds like some long forgotten movie scene” s’excuse Richard York du groupe American Boyfriend dans sa chanson intitulée simplement Soledad Miranda, et jamais cela n’aura été plus pertinent qu’en regard de CUADECUC, VAMPIR.

 

Portabella ne filme pas la fin des NUITS DE DRACULA. À la destruction du vampire par le feu, il substitue le moment, volé aux coulisses du tournage, où Christopher Lee se démaquille, ôte ses postiches et ses verres de contact, et qu’il alterne avec des plans de Jack Taylor et Fred Williams, assis comme au théâtre, échangeant quelques mots et regardant devant eux, assistant peut-être à la démise du vampire, à sa désincarnation. On pense immédiatement à Udo Kier au début de DU SANG POUR DRACULA, noircissant ses cheveux blancs, rosissant ses joues pâles, rougissant ses lèvres exsangues comme un acteur de quatre sous avant d’entrer en scène, incarnant un vampire qui veut donner l’illusion d’incarner la vie, Dracula endossant son propre rôle, encore.

 

À ce moment où Dracula se métamorphose en Christopher Lee, Portabella fait appel au son synchronisé pour la première et unique fois. Christopher Lee, face caméra, tenant entre les mains un exemplaire du roman de Stoker lit les dernières lignes du journal de Mina Harker. C’est la mort de Dracula qu’il raconte, la destruction du vampire telle qu’à l’origine elle fut écrite, expédiée en quelques lignes et pourtant, dans la force de l’évocation de cette seconde entre les coups de poignards portés par Jonathan Harker et Quincey Morris et la désintégration du comte, convoque l’ampleur d’une éternité, condensée dans un regard apaisé que Mina peut lire sur le visage du vampire.

 

Le film se clôt sur le visage de Christopher Lee et encore une fois, cette impression que le vampire est là, que par le mystère de l’incarnation qu’invoque Stéphane du Mesnildot, « Dracula demeure présent sur ce visage » (Le Miroir Obscure, p.80). Qu’il « ne s’agit plus de détruire des personnages (et donc de s’aligner sur le film d’origine) », comme le dit Nicole Brenez, mais de faire la démonstration d’une « puissance de rémanence » (à propos de THE POLITICS OF PERCEPTION de Kirk Tougas, « Montage intertextuel et formes du remploi dans le cinéma expérimental », CiNéMas n°1-2, p.55) du cliché vampirique. Qu’il ne s’agit pas comme à la fin de LA MARQUE DU VAMPIRE de Browning de révéler l’artifice, de nous enlever l’illusion que l’on entretenait complaisamment qu’il existe de telles choses, « there are such things ! » comme le disait Edward Van Sloan en préambule de DRACULA en 1931. Que le vampire n’est en rien un vestige du passé, qu’il traverse, comme il le dit chez Coppola, « des océans d’éternité ». Que cette double destruction, la défection des artifices cinématographique et le récit de sa mort dans les mots de Stoker, ne peut rien  contre le visage de Christopher Lee et cette persistance de notre esprit à voir en lui, à travers lui, la manifestation du mythe, le reflet tenace de nos attentes conditionnées par une décennie de films de Fisher, Francis et Sasdy, et le sentiment que le vampire est, à cet instant et pour toujours, présent.

Gabriel Carton

BON CHIC MAUVAIS GENRE #73 : FRANCO FAIT CARRIÈRE

BON CHIC MAUVAIS GENRE, la soirée double programme consacré au cinéma transgressif, délirant, rare et précieux – programmée par les projectionnistes du cinéma Le Majestic de Lille en partenariat avec les sites Matière-Focale.com et Scopophilia.fr – vous invite à rencontrer l’ensorcelante Miss Muerte, fantasme de la poupée vivante et meurtrière d’un érotisme envoûtant et Al Pereira, privé débonnaire et séducteur dans deux fleurons de l’âge d’or du cinéma bis européen signés Jesus Franco et Jean-Claude Carrière.

 

19H30 : MISS MUERTE

a.k.a DANS LES GRIFFES DU MANIAQUE a.k.a LE DIABOLIQUE DR. Z

de Jess Franco – Espagne, France – 1965 – 86 min.

Avec : Estella Blain, Howard Vernon, Mabel Karr, Fernando Montes, Guy Mairesse, Antonio Jiménez Escribano, Daniel White, Ana Castor, Jess Franco…

Hans Bergen, l’étrangleur, s’échappe de prison et s’éffondre devant la grille de la clinique du Dr. Zimmer. Reconnaissant le criminel, Zimmer le soumet à sa dernière invention, un procédé qui élimine toute volonté de faire le mal mais a pour effet secondaire de transformer le sujet en esclave docile. Evitant soigneusement de préciser cet effet secondaire, Zimmer présente son invention devant une assemblée de ses pairs. Mais ces derniers ne partagent pas son enthousiasme et crient au scandale déontologique et s’acharnent à briser le Dr. Zimmer qui meurt d’une crise cardiaque. Sa fille, la belle et brillante Irma Zimmer, se met en devoir de venger sa mort et utilise son invention pour transformer une danseuse de cabaret, la vénéneuse Miss Muerte, en machine à tuer aux ongles empoisonnés…

MISS MUERTE est le fruit d’une rencontre entre Jess Franco et Jean-Claude Carrière, alors que ce dernier venait d’écrire LE JOURNAL D’UNE FEMME DE CHAMBRE pour Luis Buñuel, ce sont d’ailleurs les producteurs du film, Serge Silberman et Michel Safra qui les présentent l’un à l’autre. Leur bonne entente se transforme vite en collaboration professionnelle qui débouchera sur l’une des plus belles réussites de l’espagnol fou. LE DIABOLIQUE DR. Z distille une atmosphère fantastique, due en partie à la photographie exemplaire d’Alejandro Ulloa (IL MERCENARIO, TERREUR DANS LE SHANGHAÏ EXPRESS) mais surtout à la science du cadre d’un Jess Franco, tout juste sorti de son travail sur le FALSTAFF d’Orson Welles, qui orchestre ce thriller aux accents pulp avec maestria. Avec un sens du suspens tout hitchcockien, le réalisateur maintient une tension de tous les instants et ne nous laisse jamais indifférent vis-à-vis de la croisade d’Irma Zimmer. Le film se distingue par une impression persistante d’ambiguïté morale chez tous les personnages. Si les petits soucis éthiques du Dr. Zimmer et la folie meurtrière de sa fille en font immédiatement des figures négatives ils n’en demeurent pas moins le point d’ancrage émotionnel le plus sûr du spectateur, en comparaison des médecins du conseil, chiens de garde arrogants et pompeux sur le sort desquels on ne s’apitoie guère. Le caractère pathétique de la trajectoire des Zimmer père et fille nous les rend infiniment plus sympathique que tous les autres personnages du film et en cela, ils sont les dignes successeurs du Dr. Orlof né sous la caméra de Franco en 1961.

Par bien des aspects, MISS MUERTE creuse encore plus franchement les thématiques que Franco avait déployées dans L’HORRIBLE DR. ORLOF et LES MAÎTRESSES DU DR. JEKYLL (1964) et se montre visuellement plus ambitieux. On retiendra surtout son érotisme sophistiqué, éclatant lors du spectacle de Nadia, alias Miss Muerte, numéro de cabaret annonçant ceux de SUCCUBUS (1967) et VAMPYROS LESBOS (1970), à base de danse lascive et de mannequins vivants, ou sa violence chirurgicale beaucoup plus audacieuse que celle des précédents films d’épouvante de Franco. L’audace vient aussi du fait que Franco cette fois inverse les genres, faisant de son instrument de mort une femme fatale (dont le juste-au-corps arachnéen marquera les esprits et les libidos pour longtemps), infiniment plus attirante que Morpho l’assistant aveugle et défiguré d’Orlof. Chaînon manquant entre le gothique de L’HORRIBLE DR. ORLOF et l’épure psychédélique de SHE KILLED IN ECSTASY (1970), MISS MUERTE, s’avère être un grand film noir, flirtant par moment avec un surréalisme que souligne le score composé par Daniel White mariant trompettes jazzy et clavecins baroques. Visiblement satisfait de ce premier essai, Franco et Carrière remettent le couvert immédiatement avec CARTE SUR TABLE, parodie d’espionnage à la OSS 117 mâtiné de science-fiction, avec Eddie Constantine.

21H30 : CARTES SUR TABLE

a.k.a ATTACK OF THE ROBOTS de Jess Franco – Espagne, France – 1966 – 89 min.

Avec : Eddie Constantine, Françoise Brion, Fernando Rey, Sophie Hardy, Ricardo Palacios…

Plusieurs meurtres de personnalités internationales sont perpétrés par des individus mystérieux. Interpol découvre que des terroristes ont trouvé un procédé scientifique permettant de transformer en assassins les personnes qui appartiennent à un groupe sanguin très rare, le « rhésus 0 ». Al Pereira, un agent secret possédant le « rhésus 0 », est envoyé comme appât dans la région d’Alicante, où semble siéger cette organisation criminelle.

Grand admirateur de Godard et de son ALPHAVILLE, Franco voit dans le projet CARTES SUR TABLE un moyen de combiner le célèbre Lemmy Caution et l’un de ses personnages fétiches, le détective Al Pereira. C’est donc avec la même volonté de transcender les genres de la science-fiction et du film noir qu’il élabore avec Jean-Claude Carrière cette histoire de conspiration diabolique. Comme MISS MUERTE, CARTES SUR TABLE opère une combinaison de deux des thématiques les plus chères à Franco : le meurtre par procuration et un certain érotisme gaillard loin de l’élégance de ses autres efforts. Mais la rencontre a cette fois plus des allures de chassé-croisé et c’est l’humour, au demeurant très efficace, qui finit par s’imposer. Si les interprétations d’Eddie Constantine dans le rôle de l’agent spécial, de Fernando Rey dans celui de sa Némésis et de Françoise Brillon en veuve noire sont tout à fait convaincantes, on ne peut pas en dire autant du plan des méchants à base de lavage de cerveaux et d’assassins contrôlés à distance (Orlof/Zimmer style). En plus de parodier un genre, Franco s’auto-parodie et à défaut de faire sens, la démarche fait rire.

Entre jeux de mots et slapstick, l’enthousiasme de Franco et Carrière dans l’entreprise est réjouissant et une fois de plus la cinéphilie de Franco s’exprime à chaque instant. On notera que si, au début de MISS MUERTE, un gardien de prison dénommé Bresson signalait par téléphone qu’un condamné à mort s’était échappé, c’est ici la voix de Franco lui-même dans des hauts parleurs qui annonce la sortie d’un grand film de Jean-Luc Godard avec Eddie Constantine et Anna Karina lors de l’arrivée d’Al Pereira à Alicante. La caricature de l’espion suave qu’une fille attend dans chaque port fonctionne à merveille mais révèle surtout la versatilité d’un personnage que Franco convoquera de nombreuses fois par la suite le transformant peu à peu en macho dépressif et alcoolique (de LA MAISON DU VICE/LES ÉBRANLÉES où il est incarné par Howard Vernon jusqu’à AL PEREIRA VS THE ALIGATOR LADIES avec Antonio Mayans), loin du flamboyant séducteur des débuts. Fantaisiste et entrainant, CARTES SUR TABLE bénéficie de décors pop mis en valeur par la photographie magnifique d’Antonio Macasoli et de la musique de Paul Misraki (ALPHAVILLE, ET DIEU CRÉA LA FEMME…) qui apporte un certain cachet à cette variation du genre « euro-spy » en vogue dans les années 60 et qui n’a rien à envier à ses contemporains.

Gabriel Carton

LA COMTESSE NOIRE : AMOURS MUETTES

La brume est tombée sur la forêt. Lentement, une silhouette féminine s’avance. Sans plus de but que d’être vue, elle est une figure de l’errance, vampire mélancolique, vaporeuse, irréelle. Ainsi commence LA COMTESSE NOIRE, film emblématique de Jess Franco. La comtesse du titre est interprétée par la jeune Lina Romay, qui fait ainsi son entrée dans l’univers du cinéaste qui adapte dès lors son cinéma à la persona de sa nouvelle actrice. Qu’est véritablement la comtesse noire ? S’agit-il d’un vampire gothique, la prédatrice telle que l’on peut la trouver sous les traits de Gloria Holden (LA FILLE DE DRACULA, 1936) ou Giana Maria Canale (LES VAMPIRES, 1957) ? Une femme fatale, complète, indépendante. Non, la vampire de Jess Franco est un être handicapé, inachevé, plus qu’irréelle, elle est inexistante. Le vampire dont il est question ici, se nourrit de l’orgasme de ses victimes, un orgasme que la comtesse ne peut connaître. La quête du personnage incomplet pourrait se poursuivre éternellement, mais Irina finira par connaître le transport qui chez les autres la fait vivre, et cela aura pour effet de la tuer.

 

Irina est une figure enclose à l’intérieur d’elle-même. Le personnage est handicapé, incomplet ; Elle est muette et sa condition lui interdit de connaître l’orgasme. Le manque qu’elle cherche à combler, elle le suscite chez ses victimes. Chacun des personnages de LA COMTESSE NOIRE est un personnage incomplet, obsédé par le gouffre sombre que devient le pubis de la comtesse lorsque Franco opère un zoom à son endroit jusqu’à ce que le plan soit totalement noir. Irina est un abîme. L’opacité qui la caractérise est celle de la brume dont elle est issue.

 

Ayant laissé  le folklore vampirique de côté tout au long du métrage, il le convoque à nouveau pour le détourner dans la séquence finale, dans laquelle Irina meurt plongée dans une eau teintée de rouge. Rien n’indique une hémorragie, ni qu’il s’agit d’un bain de sang à la manière d’Erzebet Báthory ; Irina n’est pas plongée dans un rouge opaque, mais dans un liquide juste assez teinté pour ne faire que la voiler. Sa disparition dans l’eau se fait progressivement, lorsqu’elle atteint la profondeur nécessaire pour que sa forme ne soit plus qu’un nuage clair et imprécis derrière le voile rougeâtre.

 

On retrouve cette idée de profondeur, d’abîme qu’elle représente elle-même et pour elle-même, et qui finit d’ailleurs par l’engloutir dans un spasme extatique. Cette dernière séquence semble être la parfaite illustration de l’érotisme de Bataille lorsqu’il affirme qu’il y a « nécessairement, lié au moment de la volupté une rupture mineure évocatrice de la mort » (Georges Bataille, L’Erotisme). Cette évocation de la mort renvoie à une tentative désespérée d’Irina de parvenir à la jouissance ; alors qu’elle rentre d’une chasse fructueuse, et que s’allongeant sur le lit, elle entre dans une transe masturbatoire infructueuse. La scène, qui suit une séquence saphique, n’agit pas comme une montée en tension, mais au contraire comme une dégradation, comme une prise a contrario du standard érotique (qui voudrait un crescendo). Le corps d’Irina n’est pas différent de celui exsangue de la victime du vampire classique. Sans vie. Avec un nouveau zoom, un nouveau flou, le corps plonge en lui-même, lentement jusqu’à l’abstraction, du vivant au mort, du cadavre à l’objet. « Le vampire n’est plus une enveloppe vide, mais un corps qui s’offre » (Gilles Ménégaldo, « figuration du mythe de Dracula au cinéma ») et qui s’offre avant tout au regard : un objet qui est l’image filmique même, un lieu d’expérimentation, dont les parois sont la peau autant que la pellicule.

 

Malgré son mutisme, Irina est aussi une voix, une voix désincarnée. Muette lorsqu’elle est présente à l’écran, mais changée en un flot de pensées formulées lorsqu’elle est hors-champ, durant les interminables trajets en voiture vers nulle part, dirigés seulement par la mouette chromée du bouchon de chauffage. Une voix désincarné, un récit désancré comme le dialogue qui s’instaure entre la comtesse solitaire et le poète Rathony, lui que sa mélancolie a guidé vers la fille des brumes, dont les mots inspirés, sont ceux que Franco inscrit sur les arbres de Madère, comme une déclaration d’amour adolescente. L’autre grand dialogue muet est celui qui ne nécessite aucun mot, c’est celui entre Irina et le Dr Roberts, entre Lina Romay et Jess Franco. LA COMTESSE NOIRE s’ouvre sur un requiem à la mémoire de Soledad Miranda, un geste de deuil, et se conclut sur une confrontation, l’ultime pas vers l’acceptation.

 

Le Docteur Roberts n’est jamais confronté au vampire dans le même plan. La fascination qu’exerce sur lui la figure l’empêche de s’en approcher, même si son but est de la détruire. Le Dr Roberts, incarné par Jess Franco lui-même regardera disparaître la comtesse noire sans avoir à intervenir (la vampire qui ne trouve que solitude en ce monde « s’inflige » dans son bain son premier et unique orgasme qui lui sera fatal). Le réalisateur se pose à la fois en personnage et en spectateur du récit de LA COMTESSE NOIRE. Si en tant que personnage ses interactions avec les autres sont limitées (il visite un Dr Orloff aveugle et spécialiste des sciences occultes, ici incarné par Jean-Pierre Bouyxou), en tant que spectateur du destin d’Irina, il impose au film la staticité de son regard, ce qui nous oblige à éprouver la scène dans toute sa durée. Eric Dufour (Le Cinéma d’Horreur et ses figures, 2006) définit trop rapidement peut-être le fonctionnement du cinéma de Franco : « L’image chez Franco se situe toujours dans le domaine de l’immédiat. Ici rien ne s’annonce, rien n’est caché, mais tout est là, tout se donne dans son entièreté (…). De là le côté brut, presque documentaire, pour ainsi dire objectif du style de Franco, avec ses longs plans qui évitent tout découpage trop cinématographique, mais aussi l’omniprésence du sexe et de la sexualité. »

 

L’absence de découpage « trop cinématographique » évoque cette idée de correspondance à la staticité du regard. Les longs plans-séquences délivrent une approche du corps dans la durée, et dans sa totalité, Franco ne morcelle pas le corps. Mais parler de sexualité semble hors de propos, car c’est bien de sexe qu’il s’agit. On ne peut parler de sexualité lorsqu’on admet l’idée d’immédiateté qui semble si importante. Cette immédiateté qui donne un caractère mécanique aux mouvements des corps, qui va jusqu’à abstraire le geste qui devient autant physique que cinématographique (zoom-flou-mise au point), implique une non-reconnaissance des sujets, réduits à l’état de pantins lors des ébats vampiriques. Le sexe rend anonyme les corps qu’il engage et la sexualité, en tant que pratique ou orientation, demeure une donnée inconnue dans l’équation, rien ne laisse à penser que les êtres qui se donnent pratiquent une sexualité tant l’acte n’évoque ni plaisir ni contingences physiologiques.

 

Rien ne permet de définir les pulsions d’Irina, comme une forme de sexualité : s’il existe une humanité de la sexuation, on se trouve en face ici d’une sexuation « d’essence inhumaine » (Alain Badiou, Cinéma, « La Capture cinématographique des sexes » 2010). Le corps d’Irina est tout de paradoxe, pensé comme ouverture, mais tournant en vase clos. Fondu dans une forme de sexe non-sexué, le corps de Lina Romay en devient indescriptible et non-identifiable. Pourtant en tant qu’elle est, dans ce film, « solitude » et « silence », elle n’est ni plus ni moins, si l’on en croit Bataille, qu’érotisme.

Gabriel Carton

COCKTAIL SPÉCIAL : DU CÔTÉ DE CHEZ SADE

« La pornographie, c’est l’érotisme des autres » disait André Breton, ce qui pourrait impliquer que le spectateur de la pornographie est tout simplement le voyeur, celui qui se délecte de la vision d’un acte érotique auquel il ne participe pas ou se voit choqué par ce dernier, ou plus simplement, celui qui le regarde. Tout acte est représentation de ce même acte, par là, tout acte érotique est pornographique pour celui qui en est témoin, toute personne engagée dans un acte érotique est alors pornographe. L’exhibitionnisme de Lina Romay et le voyeurisme de Franco en font la base essentielle de la pornographie, qui revient à montrer et regarder (El Miron y la Exhibicionista en est l’exemple le plus parlant).

Jess Franco a versé dans un cinéma dit pornographique que l’on voudrait traditionnel, dont la définition se résume à une différenciation d’avec ce que l’on nomme « cinéma érotique » : l’un montre les organes génitaux, l’autre pas. Ce que l’on prend pour une gradation, un passage à un stade supérieur (de l’érotisme à la pornographie) – plus intéressant sans doute pour le curieux, démystificateur pour d’autres – est en fait une différence de représentation, une différence d’appréciation, la différence entre l’imagé et l’imaginaire chère à Jean-François Rauger. Mais la représentation au sens strict qu’implique bien souvent la pornographie ramène le cinéma à un terrain du réalisme ontologique. Un terrain qui sera celui d’une autre variation sadienne, Cocktail Spécial. Les différents tableaux qui composent La Philosophie dans le boudoir évoquent déjà la monstration pornographique lorsqu’Eugénie est spectatrice des enseignements de ses instituteurs. Le cinéma pornographique se passe simplement des discours didactiques nécessaires dans l’ouvrage à la pleine appréciation par le lecteur de l’arrangement de la scène. Franco n’adopte la posture du réalisme ontologique que dans ces moments de « représentation » de l’acte, où le découpage, le montage, laissent place à de longs plan-séquences, où l’histoire se joue dans le plan et plus dans la relation entre les plans. Il nous laisse alors éprouver dans l’acte ce que Sade ne suggérait que par des ellipses dialoguées (les exclamations pâmées de ses personnages) et ne nous faisait ressentir que dans la répétition de l’acte en divers arrangements. Le cinéma permet d’éprouver le geste répétitif dans la durée, là où le récit sadien ne le permet que dans la quantité, demeure une donnée commune, cette « répétitivité mécanique, lassante et accablante pour certains, délectable pour d’autres » (Raymond Jean, Un portrait de Sade), de l’acte comme du geste, que Sade décrit et que Franco montre.

Cocktail Spécial, réalisé pour Le Comptoir Français, sera la troisième « adaptation » de La Philosophie dans le boudoir pour Jess Franco. Si le film est classé X, Franco n’en réduit pas pour autant les enjeux du récit au simples canons du genre. Il nous laisse voir Sade à travers la loupe grossissante du cinéma pornographique, pour mettre en œuvre, non une pornographie poétique comme le lui accorderaient ceux qui veulent se dédouaner de la vision d’un tel film, mais une poétique de la pornographie qui interroge l’image et sa répétitivité visible. Une répétitivité, qu’elle éprouve en commun avec le geste coïtal, élément central du cinéma pornographique. La production poétique ne trouve pas sa fin en elle-même. Cocktail Spécial admet la pornographie comme une forme de langage cinématographique et non comme une catégorie esthétique. Le film est pornographique car il trouve dans cette forme de langage une imitation de Sade. Il n’est pas du Sade en tant qu’il répond à nombre de critères uniquement propres au cinéma pornographique (c’est-à-dire qui vise à exciter le spectateur) en évinçant la majeure partie du discours philosophique sadien, mais il n’est pas non plus pornographique dans le seul but de remplir le cahier des charges de l’efficacité masturbatoire, il l’est pour correspondre au goût de l’auteur des 120 Journées de Sodome pour la description.

 La volonté de Franco est de montrer plutôt que de raconter. Le dépouillement narratif de Cocktail Spécial annonce Helter Skelter (dernier avatar francien à revendiquer une inspiration sadienne plus que jamais ténue), mais il opère aussi une synthèse qui tend à faire voir dans le personnage principal deux héroïnes sadiennes, deux Eugénie en une, Eugénie de Mistival, la protagoniste de La Philosophie… et Eugénie de Franval. En effet, s’il s’agit bien de l’histoire d’une jeune fille initiée à la perversion par des « instituteurs immoraux » (Sous-titre de La philosophie dans le Boudoir), la conclusion de ce film n’en est pas le meurtre, mais l’inceste. Dans l’euphorie d’une mascarade qui se change en partie fine, Eugénie et son père se trouvent en train de faire l’amour sans le savoir. Lorsque leurs hôtes commandent à l’assemblée de tomber les masques, chacun découvre son partenaire, avec surprise, mais sans répulsion.

Au contraire du sentiment de révolte qui étreint le lecteur à la fin de La philosophie dans le boudoir, il semble ici que tout finisse bien, c’est que la forme pornographique fait oublier la gravité de l’inceste, car l’implication du spectateur dans la diégèse n’est pas la même. Il est évident que sans adapter Sade au sens strict, Franco délivre « du Sade », il est indéniable que sans remplir le cahier des charges morne du canon X, Franco verse dans la pornographie. Cette mutation ne s’opère qu’au regard de ce que Franco avait instauré de son rapport à Sade dans les films précédents.

Cocktail Spécial est un récit perdu, adoptant la structure d’un rêve, fruit d’une fusion de La philosophie et d’Eugénie de Franval, il est une excroissance au carcan sadien, sans véritable introduction (un bref coup de téléphone rappelle le début des Inassouvies) ni véritable conclusion (le film se clôt sans s’étendre plus sur le devenir d’Eugénie et son père laissés en plein ébat), sans indication de lieu (quelques plans d’une villa, on devine la proximité de la mer…) ni de temps (combien de jours, combien de nuits ? d’ailleurs, quand fait-il jour, quand fait-il nuit ?). Ce que Jacques Zimmer (Sade et le Cinéma, ed. La Musardine) qualifie de « Sade lointain » est en fait un « Sade à côté », qui a assimilé le discours sadien sans besoin de rendre son postulat a priori accessible (un comble pour un film pornographique), sans besoin de rendre crédible son contexte (anémie budgétaire oblige ?), et surtout en délaissant toute contrainte de temps et d’espace : on se trouve simplement du côté de chez Sade. On se trouve du côté où les questionnements moraux n’ont pas débarrassé les incursions ondiniques d’un hédonisme récréatif.

Gabriel Carton

SINFONIA EROTICA : SADEAN VARIATIONS

En musique, la variation désigne une façon de produire des notes de multiples phrases musicales par des modifications apportées à un thème. À l’époque baroque on parle aussi de doubles qui sont généralement en petit nombre et peuvent être ajoutés par un compositeur à un air de base d’un autre musicien, à titre d’hommage par exemple. Parler de musique n’a rien d’inapproprié, Franco est jazzman et opère avec les films comme avec la musique, en délayant une trame dont il ne retient que le fossile. Les variations qu’il opère sur les récits sadiens, notamment LA PHILOSOPHIE DANS LE BOUDOIR, sont avant tout des variations sur le récit, les personnages qui y prennent part ne s’encombrent pas des discours de leurs homologues littéraires. Certaines de ses variations se rapprochent des phases récapitulatives d’une symphonie : les motifs originaux se font entendre, dans une forme ou un ordre altéré et s’accompagnent d’un développement secondaire. C’est le cas de Sinfonia Erotica (1979), dont le titre revendique directement l’analogie musicale.

« Ils sont délicieux les fers du crime que l’on aime ! » voilà une réplique de Juliette que l’on pourrait attribuer à la Justine/Norma de Sinfonia Erotica. Cette libre adaptation d’un segment des Infortunes de la Vertu est le seul retour que Franco opérera vers le personnage de Justine. Chargé de la mémoire de ses aînés, il relève de l’aboutissement total, non de l’adaptation de Sade par Franco, mais de la fusion entre la mécanique encyclopédique sadienne et de la répétitivité obsessionnelle francienne. La récurrence et le remploi d’images convoquent toute une mythologie qui rend cette lecture à la fois pertinente autant dans l’œuvre de Franco que comme prolongement de l’édifice Sadien et pourtant tournée vers une abstraction scénaristique qui n’est pas celle du X. On ne reconnait plus seulement un épisode de l’œuvre de Sade mais un amalgame entre la période de Justine chez le Marquis de Bressac et l’appropriation de La philosophie dans le boudoir par Franco (déjà par trois fois éprouvée avec Les Inassouvies, Plaisir à 3 et Cocktail Spécial).

Bien plus que n’importe quel autre film de Franco, celui-ci correspond au sous-titre de La philosophie…, Les Instituteurs immoraux qui cette fois intéressent autant le réalisateur que son personnage principal. La jeune nonne Norma n’est pas un personnage sadien à proprement parler, son nom ne faisant aucunement référence aux écris du marquis, mais elle rassemble de nombreuses caractéristiques qui en font une entité assimilable à Justine (et dans une certaine mesure, le fait que le rôle soit tenu par Susan Hemingway renvoie à Maria, l’héroïne de LOVE LETTERS OF A PORTUGUESE NUN, tourné deux ans plus tôt). Plus qu’à Justine d’ailleurs, puisque l’on note que le développement de l’intrigue de Sinfonia Erotica, aussi ténu soit-il, la fait passer par différents stades qui correspondent en tout à 3 héroïnes de Sade : Justine, Juliette sa sœur, et Eugénie de Mistival. On oublie souvent que l’histoire de Juliette est proche en termes de péripétie de celle de Justine et que leur appréhension du monde est marquée par « l’enseignement » des « instituteurs » évoqués plus haut. Le film se charge donc de remettre en lumière les similitudes entre les personnages, et il est aussi l’occasion pour Franco de capturer enfin la Juliette qui lui faisait jusque là faux bond.

 

Dans un décor très « belle époque », nous voyons Martine de Bressac revenir en calèche de la maison de cure ou elle a séjourné, à l’initiative de son époux, pour calmer ses crises d’angoisse. Ce retour est accompagné d’une voix off qui est bien celle de Martine et qui fait office d’introduction, telle la voix lointaine de Rebecca au début du film éponyme d’Alfred Hitchcock (1940). Justine/Norma n’arrive que beaucoup plus tard, en tant qu’élément perturbateur au sein du fragile univers de Martine à la sécurité relative, découverte inconsciente dans le parc par le Marquis Armand de Bressac et son amant Flore. Armand qui n’a pas réussi à se débarrasser de sa femme en la faisant interner voit l’arrivée de Norma chez eux comme l’occasion de faire disparaître Martine pour de bon. Il faut se souvenir pour pleinement apprécier les raccourcis narratifs du passage de Justine chez Bressac dans le film de 1968. Le marquis cherche à se débarrasser de sa femme pour jouir de sa fortune et s’adonner à ses plaisirs pervers en toute liberté, et voit en Justine une coupable toute désignée, il convainc la jeune fille de se rallier à sa cause et d’empoisonner Martine, la menaçant de la dénoncer aux autorités (la jeune fille est recherchée après son évasion de la Bastille) si elle ne se plie pas à son plan. Contrairement à la Justine de Sade et du film de 68, Norma prend très vite goût aux préceptes de ses tortionnaires, et se greffe sans peine au couple Armand-Flore qui devient un trio. De la récalcitrante Justine à l’apprenante Eugénie, jusqu’à l’entreprenante Juliette, Norma accepte très vite son rôle dans le plan établi par Bressac. Elle devient de son plein gré bourreau et persécutrice, riant du malaise de Martine et acceptant de porter à cette dernière le verre de lait fatal (une référence à Soupçons d’Hitchcock, 1941). Alors que le poison fait son œuvre, Armand honore une dernière fois sa femme des pratiques qu’il lui a toujours refusées (le docteur qui suit Martine évoque la possibilité que sa frustration sexuelle soit à l’origine de ses névroses) et tous sont réunis autour de Martine lorsqu’elle rend son dernier souffle, ricanant, et répétant comme en transe « pauvre Martine » (une réplique qui, à un prénom près, était celle du narrateur Sade dans Justine).

 

Après le meurtre, tout prend une tournure idyllique, notamment pour Norma et Flore. Le jeune homme délaisse en effet Armand qui ne le supporte pas et finit par les tuer tous les deux, les transperçant d’un coup d’épée dans leur lit (une référence au double meurtre du couple en plein acte de La baie sanglante de Mario Bava ?). Alors qu’Armand qui ne voulait pas en arriver là se lamente sur les extrémités qui ont été atteintes et peste contre Norma dont l’arrivée semblait opportune mais a faussé au final toutes les cartes, Franco opère un revirement scénaristique des plus surprenants : Martine, revenue d’outre-tombe pour exercer sa vengeance ! Dans une conclusion qui semble venir tout droit des Diaboliques (Clouzot, 1955), Martine, triomphante, n’ayant pas touché au lait et ayant simulé sa mort, quitte la maison au bras du médecin de la clinique qui semble avoir échafaudé le plan pour la sortir de son enfer.

Entre un enchevêtrement de références cinématographiques et une intrigue difficilement accessible, le spectateur de Sinfonia Erotica doit aussi s’y retrouver dans une concordance entre le rythme et un concerto de Liszt qui renvoie directement à l’esprit 1900 de l’ensemble, et surtout à son caractère cyclique, qui baigne qui plus est dans une atmosphère ouateuse qui rend les contrastes inexistants. Tout concorde ici à convoquer le fantôme de Sade (le décor, les chandeliers issus d’un autre temps) plus qu’un véritable récit sadien. Franco a rétabli, avec son twist final, une sorte de justice, qui pourtant ne trahit pas Sade outre mesure si l’on accepte l’idée que la victime supposée, patiente et bonne actrice (si l’on suppose que Martine feint la folie pour faire croire à son mari que son plan fonctionne), est plus sadique et plus déterminée que les bourreaux qui ne voient que leur plaisir immédiat. Sinfonia Erotica a tout du récit de film noir, rappelant aussi bien tous les films qu’il convoque via les nombreuses références qui émaillent le film que ceux auquel fait penser le scénario à tiroir à commencer par Hantise de Georges Cukor (1944).

Encore une fois s’il s’agit d’un film en costume (le premier depuis Justine), Franco a situé son film dans une époque qui n’est pas celle de Sade, affirmant le caractère intemporel de l’esprit sadien. L’épuisement de toutes les combinaisons sexuelles possibles, la mécanique et l’agencement de celles-ci ainsi que des meurtres (les deux pratiques sont filmées de la même manière et sont toutes deux accompagnées du concerto n°1 pour piano de Liszt, ce qui souligne le fait qu’elle relèvent, pour ceux qui en jouissent, de la même volupté) et la crudité avec laquelle ils sont évoqués, même s’ils sont adoucis par le caractère mélodramatique du film, ramènent bel et bien Sade à Franco. Le mélodrame est cruel et l’adaptation aussi libre soit-elle est l’une des lectures de Sade les plus abouties que Franco ait jamais livré.

Gabriel Carton

JUSTINE DE SADE : Le ciel peut attendre

On relègue souvent ce Justine de Sade au second rang des œuvres de Jess Franco, ne reconnaissant que sa valeur en tant que première adaptation fidèle d’une œuvre de Sade et ne lui accordant que les qualités d’un film en costumes dans les standards de l’époque. C’est pourtant oublier que si Franco sait, quand il le faut, s’adapter à un cahier des charges précis, surtout dans le cadre de « grosses » productions comme ici, il n’en est pas moins l’homme derrière la caméra et que par conséquent, sa patte s’en ressent. C’est très volontiers que l’homme accepte de réaliser le projet soumis par Harry Alan Towers, qui lui présente même d’emblée un scénario fini, et c’est le point de départ pour le réalisateur madrilène d’une longue histoire d’amour et de cinéma avec le Marquis de Sade, qu’il adaptera à maintes reprises par la suite.

 

Dès l’ouverture, Franco s’affirme, distend les limites du cadre, joue avec la mise au point, alors qu’il nous présente son Marquis de Sade que l’on amène dans sa cellule. La cellule est un lieu privilégié de l’imaginaire francien, qu’elle soit carcérale ou d’isolement psychiatrique. À l’origine de cet espace est bien sûr le mythe de Sade incarcéré que Franco illustre au début de Justine de Sade. Le Marquis incarné par Klaus Kinski est le réceptacle de l’impulsion créatrice, tournant comme un lion en cage, assailli de visions d’une Justine qui n’existe encore que dans son esprit, il s’attèle à l’écriture tandis que les zooms et dézooms incessants de Franco font disparaître puis réapparaître les barreaux nous laissant par intermittence entrer dans son univers étouffant. La musique martiale, presque brutale, de Nicolaï s’adoucit, retrouve en mélodie ce qu’elle perd en immédiateté, en accompagnant les apparitions de Justine qui sont ici quasi subliminales, et sont toujours mises en relation avec la plume de Sade. La coupe, moyen fondamental du médium cinématographique, met ici en relation le sujet de la création et l’outil, enchaînant, sur les courbes pâles de Justine, la courbe blanche de la plume. Franco fait ici le pont définitif entre la littérature et le cinéma, peignant l’écriture sur le visage de Kinski à force de zoom, de flou et de mise au point, mêlant par l’intermédiaire d’un Sade de boulevard son moyen d’expression privilégié et son objet de fascination premier : l’image mouvante et le corps féminin. Sade enfermé est donc créateur malgré lui, c’est l’enfermement qui l’amène à côtoyer de près les figures de son œuvre, mais c’est la mise au point en constant mouvement, en constant battement de Franco qui amène le point de vue du spectateur et avec lui le personnage de Justine à travers les barreaux. D’abord songe inatteignable, la Justine fantasmée se retrouve prisonnière elle aussi de la cellule pour souffler à Sade/Kinski son récit tourmenté, lui léguant par là un tourment qu’il ne peut exorciser que sur le papier.

 

On vient presque d’assister à un film avant le film avec cette introduction baroque, fascinante, dans laquelle tous les éléments s’accordent parfaitement. Nous sont alors présentées Juliette et Justine, l’une coquette et perfide, l’autre innocente et vertueuse, deux orphelines laissées à la porte d’un couvent avec chacune cent écus. Si Juliette s’empresse de les faire fructifier en prenant une place dans l’établissement de Madame Du Buisson (une maison close), Justine refuse ce travail déshonorant et préfère faire confiance à un moine qui lui promet de mettre sa bourse en sûreté, moine qu’évidemment, elle ne reverra jamais. La Justine du film ne nous apparaît par tant vertueuse que con comme une bèche, un défaut du personnage selon le réalisateur lui-même plus attaché à la Justine du roman qui fait montre tout de même d’une certaine intelligence. Cette tare, il l’attribut à l’actrice elle-même, Romina Power, la fille de Tyron Power, qui traverse le film avec l’air de n’y rien comprendre. L’oie blanche supporte ses malheurs avec l’aplomb d’un personnage de cartoon et l’empathie que l’on pouvait ressentir vis-à-vis du personnage s’efface peu à peu. Victime des manigances d’un logeur peu scrupuleux, arrêtée et conduite à la bastille, elle tombe sous la coupe de la Dubois, chef d’une bande de criminelles qui met à contribution la jeune fille pour son évasion. Malmenée par la bande de la Dubois qui demande une reconnaissance en nature, elle s’enfuit à travers la forêt et vient s’évanouir devant un peintre qui, le souffle coupé par cette apparition, ne sait demander que « puis-je vous aider ? ».

 

Justine glisse alors hors du temps tandis que ce prince charmant la porte vers un mini château disney entouré de glaïeuls. Ce personnage est Raymond de Briac, totalement absent du roman de Sade. Cet îlot de calme pour Justine a tout d’un rêve, les intérieurs sont nimbés de rose, l’histoire d’amour naissante et l’affirmation de la personnalité de Justine aux côtés de son sauveur redonne quelques couleurs au personnage, mais si ce n’est pas un rêve, alors cela en suit tout de même la logique. Le tout tourne au cauchemar, lorsque forcée de s’enfuir de chez Briac car elle est poursuivie pour son évasion, elle tombe sur l’alter ego maléfique de son amant, le marquis de Bressac. La ressemblance des deux noms laisse penser qu’ils sont un seul et même personnage, divisé en deux par l’esprit de Justine (et la plume complice de Towers), en effet dans le roman, lorsqu’elle rencontre Bressac, elle est encline à déceler en lui des valeurs qui l’attirent, avant de ne plus voir que sa nature débauchée et cruelle. Un détournement qui renforce l’aspect onirique d’un film qui est toujours ponctué par les réflexions de Sade/Kinski qui est celui qui tire les ficelles du cauchemar. Cette partie affiche plus que jamais le caractère ambitieux de la production auxquels participent décors et costumes, Justine passe dans un autre décor, tout droit sorti d’ANGÉLIQUE MARQUISE DES ANGES, et une nouvelle farce dont elle est le dindon la fait passer pour une criminelle.

 

Elle n’est pas au bout de ses peines, et sitôt s’est-elle éloignée de Bressac, qu’elle suit le conseil d’une étrange bergère qui telle, une personnification bergmanienne de la Mort, lui indique un monastère où elle pourra se réfugier. La musique à l’orgue et la légère plongée sur le visage aux yeux écarquillés de la bergère achèvent de rendre la rencontre étrange. Ce monastère a tout de l’enfer, ses moines n’ont pour étude que la recherche continuelle du plaisir, qu’ils appliquent avec leurs invitées lors de cérémonies obscènes. À la tête de cet ordre se trouve Jack Palance interprétant frère Anthonin. Halluciné, vraisemblablement alcoolisé, l’acteur délivre une partition dantesque, avançant sans marcher, en flottant tel un saint, déclamant une tirade sur l’objet de sa quête et hissant Justine au sommet de sa réflexion, car ici enfin, le film rejoint le roman, lorsque Justine accepte de tendre l’oreille au discours de ses bourreaux et de reconnaître que n’est bon que ce qui se soumet à la loi de la nature. Mais c’est au fantastique alors de doubler d’intensité quand la foudre, qui à la fin du roman s’abattait sur Justine mettant fin à son calvaire, s’abat sur le monastère pour la délivrer en plein rituel. Alors qu’elle s’enfuit, les moines ne peuvent la suivre, comme prisonniers de l’enceinte même percée du lieu de leur retraite.

 

Il ne s’agit là que d’un échantillon des malheurs de la pauvre Justine, tandis que sa sœur, Juliette, ne fait qu’accroître sa fortune à force de crimes et grimpe les échelons de la société à toute vitesse. Leur retrouvailles sont un soulagement, tant on s’est pris à souhaiter la fin des persécutions pour Justine. Ce final qui voit Juliette faire preuve de bonté en sauvant sa sœur, et Justine partir au bras de Briac qui l’a retrouvée a souvent été reproché à Franco, qui trahit ici largement le discours de Sade, mais il ne faut pas oublier la roublardise du réalisateur, qui après cette conclusion tout sucre tout miel convoque à nouveau le divin marquis Kinski. Se reprenant, le marquis raye ses dernières lignes, annulant de fait ce final idyllique et pose le front sur le parchemin en signe de résignation, laissant le spectateur songer à quel dénouement s’expose en fait la pauvre Justine. Une autre proposition défendue parfois par Franco est qu’à travers ce geste, c’est lui-même qui raye sa signature, niant la paternité du récit (et pour cause, celle-ci revient à Peter Welbeck, nom de plume d’Harry Alan Towers) et rendant hommage à Sade qui nia lui aussi en son temps être l’auteur de ces trop sulfureuses infortunes. Sade incarné par Klaus Kinski est donc le narrateur omniscient du récit, mais il est aussi une figure quasi-mythologique, un Sade enfermé comme on se plait à l’imaginer, écrivain stakhanoviste hanté par ses fantasmes et fantasmé lui-même par Jess Franco qui décèle chez l’auteur « la tendresse qu’il éprouve pour les gens en général et les monstres en particulier » (Propos cités par Jacques Zimmer dans SADE ET LE CINÉMA). Inclure Sade dans le récit permet aussi à Franco de se représenter lui-même. Il y a analogie entre le Sade que les bien-pensants de tout siècle tiennent pour un pornographe, un pervers, un détraqué, et le Jess Franco apatride, relégué au dernier rang d’un cinéma d’exploitation qui vend pour sensationnelles une nudité et une violence complaisantes. Franco change Sade en un auteur romantique, hanté comme lui par la figure féminine, un Sade accablé pour qui l’écriture est une épreuve, mais surtout un Sade contraint à l’enfermement, et qui n’a pour seule échappatoire que l’écriture. Si le portrait qu’il dresse du divin marquis est loin d’être raccord avec l’homme presqu’obèse et dégarni qu’était devenu Donatien au moment où il écrivait Les Infortunes de la vertu, ce n’est pas grave, ce Sade mince et rêveur, est un Sade de cinéma, une figure symbolique qui n’a de meilleure fonction dans le récit que celle de chœur antique, ponctuant de ses soliloques les mésaventures de son héroïne.

 

Faut-il vraiment voir ce film comme une véritable adaptation des INFORTUNES DE LA VERTU et le juger en conséquence, comme trop sage ou trop superficiel, ou faut-il au contraire y voir plus qu’autre chose, une œuvre dérivée, du para-Sade en quelque sorte qui se soumet aussi parcimonieusement aux principes de l’univers francien qu’à l’objet littéraire dont il tire son titre et l’essentiel de ses péripéties ? La seconde hypothèse joue plus en faveur de cette œuvre qui souffre malgré tout de son statut de production respectable, qui bride Franco dans ses aspirations sadiennes qu’il parviendra à satisfaire dans d’autres films plus tardifs, mais ça, c’est une autre histoire.

Gabriel Carton

JESS FRANCO ou les Prospérités du Bis

Il y a encore peu de temps, s’attaquer à l’ascension du mont Franco réclamait un courage et une patience folle, une détermination à toute épreuve. Jess Franco est un cas magnifique pour le complétiste qui trouve sa jouissance dans l’hypothèse de prochaines découvertes, dans la recherche interminable de la version d’origine – mais aussi des 2 ou 3 autres montages qui sont parfois autant de films à part entière – et dans l’espoir jamais vraiment satisfait de l’exhumation de parties encore obscures d’une œuvre colossale.

Avec JESS FRANCO OU LES PROSPÉRITÉS DU BIS (Ed. Artus Films), Alain Petit réalise un rêve qui est le sien, donner la forme adéquate à ce qu’il avait d’abord publié sous la forme d’un fanzine sous le titre « Manacoa Files » en l’enrichissant de tout ce qui a depuis constitué la dernière partie de la carrière du cinéaste madrilène, mais qui est aussi le nôtre : voir regroupées dans un unique et superbe ouvrage toutes les réponses à nos questions concernant le parcours d’un véritable terroriste des genres. Collaborateur occasionnel et interlocuteur privilégié de Jess Franco, Alain Petit livre une myriade d’entretiens, parfois inédits, avec le réalisateur, qui évoque sa collaboration déterminante avec Orson Welles, ses souvenirs de tournage et ses projets futurs, mais aussi avec l’acteur Howard Vernon, figure incontournable du cinéma francien et le compositeur (et parfois acteur) Daniel White, auteur d’un nombre incalculable de partitions, bien souvent mémorables, pour les films de Franco (dont la plus belle pour le trop sous-estimé DES FRISSONS SOUS LA PEAU/TENDRE ET PERVERSE EMANUELLE).

Est aussi proposé dans l’ouvrage un tour d’horizon qui s’avérait nécessaire des versions et divers remontages dont un grand nombre de films ont fait l’objet, depuis les quelques coupes/rajouts nécessaires à l’exploitation selon les pays (une même scène un peu moins déshabillée ici, un peu plus violente là), jusqu’aux cas les plus extrêmes d’œuvres souillées à force de remontages abusifs (un JULIETTE DE SADE avec Lina dont on peine à faire le deuil, espérant qu’un retour du film d’origine fasse enfin oublier l’insupportable patchwork orchestré par Joe D’Amato) en passant par les doubles versions qui cohabitent aujourd’hui grâce au support DVD (le diptyque AL OTRO LADO DEL ESPEJO/LE MIROIR OBSCENE, on oubliera la version italienne, merci). Il nous est permis aussi de mieux appréhender les différentes périodes qui constituent le parcours de Franco en faisant le point sur les différents producteurs avec lesquels il a travaillé (Marius Lesoeur, Robert De Nesle, Harry Alan Towers…) et quel était son degré de liberté avec chacun d’entre eux.

La partie centrale de l’ouvrage est occupée par rien de moins qu’un dictionnaire qui relaie toutes les informations nécessaires sur les collaborateurs de Jess, proches comme lointains, ainsi que sur les noms destinés à apparaître fréquemment dans l’univers du cinéaste (une entrée Orloff par exemple comptabilise chaque occurrence du personnage, au premier comme au second plan ainsi que le nom de chaque interprète). Cette imposante partie n’a rien d’une lecture de chevet mais peut s’avérer un guide pratique inestimable. Autant d’ailleurs qu’une filmographie intégrale et commentée qui constitue le point d’orgue de cette exploration.

Si à certains moments, Alain Petit, dans cette dernière partie, semble un peu péremptoire dans ses commentaires en posant les bases d’une hiérarchie de prime abord assez stricte (« films de commande », « quickies », « films de cœur »), il ne faut pas oublier qu’à ce degré de passion, la critique relève de l’amour et non de la malice, et on s’aperçoit bien vite qu’aucun film n’est mis de côté pour son statut de « film de commande » ou encensé pour sa simple qualité de « film de cœur ». Ce classement ne fait que démontrer encore plus la trace de la griffe de Franco, reconnaissable entre mille, jusque dans les films les moins personnels, révélant la présence d’un véritable auteur derrière la caméra.

Jess Franco depuis ses débuts dans le cinéma en 1953 jusqu’à son décès en 2013 a réalisé plus de 170 films et collaboré à différents postes à l’élaboration de près de 100 autres. Celui qui faisait figure de nain à côté du géant Welles avait en lui la même foi et sans aucun doute possible le même génie créatif que « le gros » qu’il admirait, et cette foi et ce génie se voient enfin consacrer un ouvrage à leur (dé)mesure, prêt à faire ployer les étagères aux côtés de l’ambitieux MURDEROUS PASSIONS de Stephen Thrower (dont on attend impatiemment le second volume). Jess Franco n’est plus, et pourtant, 2015 aura été une grande année francienne !

Gabriel Carton

NÉVROSE : LA CHUTE DE LA MAISON USHER

L’œuvre de Jess Franco est une suite de ressassements, de ce Ressassement éternel de Blanchot qui désigne moins la répétition que le déploiement d’une recherche. Le tissage à l’intérieur de l’œuvre est d’une complexité telle qu’il faudrait, selon Tim Lucas, avoir vu tous les films de Franco pour en comprendre un seul. Un tissage qui se fait aussi au regard de l’histoire du cinéma si l’on se penche sur le croisement des mythes que Franco opère, insérant Orloff dans les intrigues de Mabuse, Jack l’Eventreur ou de la Maison Usher. Jess Franco finalement ne fait toujours que raconter la même histoire, à quelques variations près qui sonnent comme une altération du sujet, un désépaississement de la toile, qui donne aux dernières peintures de son univers un caractère anémique.

 

LA CHUTE DE LA MAISON USHER souffre de cette anémie, à tel point qu’il lui faut des injections de L’HORRIBLE DOCTEUR ORLOFF pour tenir debout. Le pitch lui-même n’entretient qu’un lointain rapport avec la nouvelle de Poe : Allan Harker s’en va rendre visite à l’un de ses anciens professeurs, Roderick Usher, et ne trouve qu’un vieillard amoindri et proche de la folie. Usher confesse à Harker qu’il maintient en vie sa fille Melissa en lui injectant du sang chaque jour, et se rappelle alors les crimes qu’il a commis tout au long de sa vie pour garder sa fille près de lui. Le mal dont souffre Melissa nous est inconnu, mais la translucidité qui caractérise son personnage le rapproche de cet état anémique. La jeune femme, qui passe tout le film allongée dans une crypte est à l’image du film, évanescente, elle perdrait toute substance sans l’injection de sang neuf. Mais peut-on parler de sang neuf, lorsque les images injectées à LA CHUTE DE LA MAISON USHER sont celles d’un film de vingt ans son ainé ? Est-ce vraiment à Usher que Franco donne le passé d’Orloff, ou permet-il à Orloff de revenir en filigrane, de posséder en quelque sorte les entités qui peuplent la Maison Usher ?

 

Lorsque Roderick Usher fait le récit de ses crimes à Harker, les souvenirs qu’il évoque, présentés comme des flash-back en noir et blanc, sont des scènes issues de L’HORRIBLE DOCTEUR ORLOFF, reprises telles quelles. Si les souvenirs d’Usher sont en noir et blanc, ce n’est pas un effet de style qui viserait à nous faire comprendre que l’on se trouve dans un passé révolu, mais bien parce que l’image d’Howard Vernon dans ce rôle est en noir et blanc, qu’Usher ne peut le raconter qu’en noir et blanc. Et ce passé a encore une incidence sur le présent, ou plutôt, le présent influe sur le passé : Melissa Orloff a disparu au profit de Melissa Usher. Usher n’enterre donc pas ici sa sœur Madeline vivante comme dans la nouvelle d’origine, mais veut rendre sa vitalité à sa fille Melissa. Le corps de Melissa revêt une grande importance car il est « le point de suture de la greffe »  (Stéphane Du Mesnildot, Jess Franco, Énergies du fantasme) : des plans du corps de Melissa Usher (Françoise Blanchard) tournés en noir et blanc se substituent à ceux de Melissa Orloff (Diane Lorys) dans le montage des séquences du film de 60. Le même corps féminin sert ici de jonction, non seulement entre deux scènes, mais entre deux films à plus de vingt ans d’écart, et permet à l’histoire d’Orloff de se déverser dans celle d’Usher. Orloff contemplant, dans un effet de contre-champ très simple, le corps de Melissa Usher, lui murmure qu’il lui rendra la vie, et qu’elle ne vieillira pas, actualisant la communication immédiate, sur le plan temporel comme spatial entre les deux films : qu’il s’agisse des flash-back ou du récit au présent, Melissa envoyée au passé repasse au présent et garde le même aspect juvénile et statique, telle la Belle au bois dormant.

 

 

La volonté de Jess Franco était en premier lieu de réaliser une adaptation fidèle de la nouvelle, sur la base d’un scénario très simple : Usher vivant seul dans son manoir, entouré de ses fantômes, persécuté par une femme qui pourrait être Madeline, dont on ne sait si elle est une personne de chair et de sang ou un spectre qui viendrait lui reprocher une mort survenue anormalement tôt. Le développement houleux du film pousse l’œuvre à devenir tout autre chose. Nourrie, plus que des souvenirs d’Usher, de la filmographie passée de Franco, la maison du titre devient le lieu de la répétition, l’hôtel de L’ANNÉE DERNIÈRE À MARIENBAD d’Alain Resnais, une mémoire hantée. Si l’on admet la temporalité d’une œuvre comme non-linéaire et réversible, alors la maison Usher est un vaisseau temporel, qui traverse l’œuvre de Franco et convoque des images que le cinéaste a déjà mises en scène et trouvent un cadre adéquat dans le récit de Poe. Usher se souvient avoir été Orloff, comme si l’amalgame entre les deux personnages venait du fait qu’ils sont incarnés par un seul et même acteur, Howard Vernon. C’est pour s’adapter à la présence de l’acteur dans les deux dimensions du récit que l’image de Diane Lorys est évincée des images de L’HORRIBLE DR ORLOFF, pour laisser place à Françoise Blanchard.

 

Le travail d’adaptation de la nouvelle devient alors un travail d’adaptation à l’acteur, comme si son image était indissociable de ses rôles, et qu’il fallait expliquer la présence d’Howard Vernon, assimilé par le public à Orloff, dans un récit qui n’est pas celui des aventures d’Orloff. Comme s’il fallait expliquer l’inexplicable présence d’Orloff dans un film qui se réclame de LA CHUTE DE LA MAISON USHER de Poe. Ce travail se fait aussi au regard de l’œuvre de Jess Franco, qui trouve toujours en elle-même la source de son expansion, et qui oblige ce film à s’inscrire dans une sorte de série, de saga, puisque sa matière, son matériel génétique est en partie constitué de films précédents. Jess Franco réunit donc plusieurs formes de remploi avec LA CHUTE DE LA MAISON USHER qui est en quelque sorte un film somme de son univers : une forme d’autosynthèse d’abord, puisqu’il convoque au sein du château plusieurs des figures importantes de son cinéma, les renvoyant ainsi, via la chute du titre, à leur cercueil gothique, une forme de version aussi qui passe par l’utilisation de stock-shots issus d’un film antérieur et parés d’un nouveau doublage, pour réécrire à la lumière de Poe l’histoire d’Orloff devenu Usher. Une idée de la variation qui anime Franco pour chaque film, alors qu’il met en scène un scénario pour la énième fois.

 La dimension palimpsestueuse de LA CHUTE DE LA MAISON USHER prend donc le pas sur son caractère original, prolongeant l’histoire d’Orloff en effaçant une grande partie du film original, dont la conclusion qui voyait Orloff mourir. Il est aussi une passerelle vers le film suivant, EL SINIESTRO DR ORLOFF, où le fantôme d’Orloff (toujours incarné par Howard Vernon, qui affiche à peu près le même âge que dans la maison Usher) vient hanter son propre fils qui mène des expériences meurtrières sur des jeunes femmes dans l’espoir de ressusciter sa mère, qui n’a pour autre nom que Melissa Orloff, passée de fille à épouse et mère d’un nouveau savant fou. Le réseau de communication entre les trois films met donc en lumière de façon spectaculaire la dynamique totalement incestueuse du cinéma de Jess Franco, qui réutilise ses thèmes, ses images dans un constant ressassement.

« De répétition en répétition, se crée un processus d’effacement », écrit Suzanne Liandra-Guigues notant que le geste répétitif s’impose justement parce que sa répétition le projette hors du temps. Il en va de même pour les rapports entre les différents acteurs de l’histoire d’Orloff/Usher, et de cet effacement qui touche les limites définies dans une sphère familiale bâtarde, et la frontière entre deux films (trois ?), brisée par le seul corps immobile et pourtant en constant voyage inter-dimensionnel de Melissa. Voilà qui fonctionne pour la saga Orloff, mais la Maison Usher est au carrefour de bien des sillons creusés par le cinéma francien. Un autre personnage s’invite au rendez-vous : la vampire, qui s’immisce entre les murs de pierre, comme une évidence, une nécessité.

 

Edmonda. Il s’agit là d’un personnage énigmatique qui traumatise littéralement Usher. Edmonda tient une place à part dans le récit. Jamais Usher ne l’évoque à Harker, jamais d’ailleurs aucun autre personnage ne l’évoque. On peut douter du fait que Harker connaisse même son existence, ils ne seront jamais amenés à se croiser. Edmonda affirme, alors qu’elle vient tourmenter Usher, être sa femme, elle lui demande de l’embrasser à travers les barreaux d’une grille du château, et alors qu’Usher s’exécute elle disparaît. On peut douter du fait qu’elle soit une simple hallucination, puisqu’un autre personnage, Mathias (Jean Tolzac), un assistant d’Usher (on apprendra au fur et à mesure que la maison Usher est beaucoup plus peuplée qu’il n’y paraît) se trouve lui aussi confronté à elle, et Edmonda lui demande alors de lui donner son sang car elle en a besoin. Edmonda est-elle un fantôme, une succube (alors inhabituelle chez Franco puisqu’elle a ici l’apparence d’une sorcière proche de  Baba Yaga, échevelée, à la voix éraillée), une vampire, ou une femme de chair et de sang simplement déterminée à faire s’écrouler la raison chancelante d’Usher ? Rien dans la diégèse ne viendra répondre à cette question. Le personnage en vient à s’émanciper du tout dont il ne parvient pas à faire partie.

 

Edmonda est un réceptacle, une mémoire, elle aussi, des créatures franciennes incarnées par Janine Reynaud, Soledad Miranda et Lina Romay, condamnées à disparaître. Une mémoire désorganisée qui reprend des poses et des répliques, des attitudes périmées, n’importe où et n’importe comment dans un récit qui n’est pas le sien, une boite à musique dont la rengaine hante les plans de ce film rafistolé, sans trouver sa place. Illustration du stade avancé de dilution de la figure vampirique dans le cinéma francien, Edmonda, plus que n’importe quel autre personnage de Franco, erre, perdue, pitoyable, sans but, hors du temps. C’est bien, pour reprendre les mots de Raymond Bellour (Le corps du cinéma), le flottement de la figure qui fait ici sa force, sa puissance d’évocation.

Gabriel Carton

Haunted Summer #6 : UNE VIERGE CHEZ LES MORTS-VIVANTS

La jeune Christina se rend à la demeure Montserrat pour assister à la lecture du testament de son père. Accueillie par de lointains parents, qui semblent bien peu affectés par le décès, elle se rend très vite compte qu’elle et eux n’évoluent pas dans la même dimension : à la nuit tombée « les fantômes vinrent à sa rencontre ». La maison dans laquelle elle séjourne est peuplée de morts, de souvenirs dont le territoire n’est délimité que par des frontières poreuses. Au-dessus d’eux plane l’ombre de la reine de la nuit (Anne Libert),  allégorie du passeur, du gardien du Styx, qui semble veiller à ce qu’aucun ne dépasse la limite du monde qui lui est dévolu.

Réalisé deux ans avant LA COMTESSE NOIRE, qui s’ouvre sur une forme de requiem à Soledad Miranda (cette haute silhouette féminine qui s’avance hors de la brume), UNE VIERGE CHEZ LES MORTS-VIVANTS se pose comme la clôture d’une période. En effet, Jess Franco vient de faire face à la disparition brutale de sa muse et ce film s’apparente presque à un travail de deuil. C’est aussi un rideau provisoire, qui tombe sur certaines figures, avant un nouveau cycle, avant l’entrée en scène de Lina Romay, avant que le printemps ne reprenne le pas sur l’hiver.

Ainsi, Britt Nicols, qui au sein de cette période incertaine a incarné la vampire francienne (c’était elle qui dans LA FILLE DE DRACULA se rendait au chevet de sa tante mourante pour apprendre qu’elle descendait d’une lignée de vampires), reprend ici ses allures de femme fatale, quelque peu parodiées, ou déchues (elle tousse avec sa cigarette, n’arrive à séduire que le serviteur idiot, incarné par Jess Franco), Howard Vernon est un oncle halluciné, qui joue une valse au piano alors qu’une femme se meurt à l’étage, cabotinant et pastichant les attitudes expressionnistes des personnages de Murnau ou Fritz Lang, et Antonio De Cabo en notaire désabusé, marmonne un testament dont personne ne s’inquiète de ne comprendre un traître mot. Dans la demeure Montserrat, le temps ne passe pas, il se répète, ces personnages sont des clichés, des instantanés qui rejouent les mêmes scènes dans ce théâtre qu’est la maison hantée, le lieu du ressassement par excellence.

Et Christina va les rejoindre, touchée par une forme de contagion, elle va entrer dans ce tableau, et le mettre en mouvement, conduire, avec la reine de la nuit, ce petit monde au-delà du Styx. Franco charge son film de toute une mémoire, en fait un film hanté, vampirisé. Car l’hérédité est une forme de vampirisme. A ce titre, UNE VIERGE CHEZ LES MORTS-VIVANTS rappelle LA FAMILLE DU VOURDALAK d’Alexis Tolstoï, à ceci près que les personnages de Tolstoï sont des vivants tourmentés par un mort, alors qu’ici, ce sont des morts tourmentés par la mort elle-même : comme la figure du vourdalak qui rôde autour de la maison barricadée, la reine de la nuit veille sur la demeure toujours close. Et dans ce mausolée, Christina va peu à peu découvrir l’histoire familiale, rencontrer un père décédé qu’elle n’a jamais connu, et finira par refuser un héritage empoisonné.

UNE VIERGE CHEZ LES MORTS-VIVANTS est lointainement inspiré d’une nouvelle du poète romantique Gustavo Adolfo Bécquer (un choix révélateur de l’état d’esprit de Franco à l’époque, quand on connait l’histoire torturée de l’écrivain) mais possède des caractères hérités d’autres influences franciennes, il présente même clairement son arbre généalogique, en fonctionnant par déplis successifs. L’arrivée de la jeune femme à la demeure familiale évoque l’arrivée de Jonathan Harker au château de Dracula (ici, une fois de plus Franco fait subir à la figure de Harker un changement de sexe comme dans VAMPYROS LESBOS), Christina, comme Jonathan, a passé une nuit dans une auberge auparavant et comme pour Jonathan son exploration de la maison lui fait comprendre la nature de ses hôtes. Cette première couche du récit en recouvre une seconde qui est celle de l’entrée, presque imperceptible, de Christina dans le royaume des ombres. Le personnage est alors affecté par les agissements des autres, puisqu’elle évolue dans la même dimension, et où qu’elle aille elle est confrontée à eux, il lui est impossible de les fuir « car les morts voyagent vite ».

Tourné sous le titre LA NUIT DES ÉTOILES FILANTES, le film fut d’abord distribué sur le territoire français sous le titre idiot de CHRISTINA, PRINCESSE DE L’ÉROTISME justifiant des inserts sexy tournés par Pierre Quérut (avec Alice Arno, absente du film d’origine). Il sera ressorti quelques années plus tard sous son titre définitif, cette fois affublé d’une scène faisant intervenir de véritables morts-vivants commanditée par Eurociné et tournée par Jean Rollin. Franco gardera longtemps un goût amer de cette trahison, regrettant qu’il ait fallu attendre si longtemps avant que les éditions DVD corrigent le tir et permettent de découvrir le film tel qu’il avait été conçu au départ.

Loin de l’érotisme racoleur et de l’horreur zombiesque sur lesquels on a voulu le vendre, UNE VIERGE CHEZ LES MORTS-VIVANTS est un poème macabre et mélancolique. Franco adopte une douceur inattendue lorsqu’il s’agit de faire intervenir la mort en personne, la reine de la nuit, dont les étreintes fatales semblent bienveillantes, apaisantes. Cette douceur de la mort, ce paradoxe usé des romantiques tuberculeux trouve écho dans le grand parc de la demeure, où la végétation luxuriante, attrayante, les fleurs multicolores, dégagent un parfum de pourriture. Le domaine tout entier est magnifique, et suinte la mort, cette trace de mort, cette graine de mort, cette mort qui traine, comme une maladie. Les morts-vivants de Franco sont une allégorie du souvenir tenace, de l’empreinte qui persiste dans la maison d’un défunt, dans ses livres cornés, sur ses meubles, dans ses draps même lavés, quelque chose qui nous dit qu’il est encore un peu là.

De ce ballet surréaliste (qui a certainement soufflé à Raoul Ruiz quelques idées pour LA MAISON NUCINGEN) Franco dira qu’il est son enfant maltraité par le monde, avouant finalement l’affection qu’il porte à une progéniture qu’il avait tendance à abandonner, une fois l’accouchement terminé, pour se remettre au travail (il enchaînera six films en 1971, année de tournage de celui qui nous occupe). Le martyr d’UNE VIERGE CHEZ LES MORTS-VIVANTS en éclaire la vision : s’il ne s’agit pas d’un film facile, l’œuvre originale, même obscure, même hermétique, vaut mieux que tous les compromis trouvés pour la faire entrer dans une case (érotisme) ou une autre (horreur). Elle se révèle être une émouvante réflexion sur la mémoire, ce théâtre des fantômes. Car qu’est-ce qu’une maison hantée, sinon n’importe quel lieu dans lequel tout nous remet en mémoire les heures passées auprès de ceux qui ne sont plus ?

Gabriel Carton