Mal aimé par nombre de fantasticophiles, plus ou moins passé sous silence par son propre géniteur, La Nurse, sorti en 1990, a de quoi intriguer avant même ses premiers plans visionnés. Sa réception eût-elle été différente s’il n’était signé par William Friedkin, condamné à livrer des œuvres de la trempe de L’Exorciste ou de Sorcerer ad vitam aeternam sous peine de brûler dans l’enfer des critiques assassines promptes à faire la fine bouche plutôt que de considérer ce qu’on leur propose avec un regard neuf ? Pas facile, non plus, d’avoir fait ses armes à l’orée des années 70, alors que l’horreur et le fantastique connaissent un nouveau tournant, puis d’aborder, vingt ans plus tard, une décennie revenue de tout, peinant à apporter du sang frais après tous ces chefs d’œuvre séminaux, ces personnages iconiques insurpassables, indétrônables.
Cette nostalgie de l’âge d’or pousse à qualifier certaines œuvres de mineures, voire de ratées. Il faudrait, pour apprécier une œuvre, être capable à la fois de la replacer dans son contexte, comme la pièce du puzzle qu’est le grand tout du fantastique, et aussi de s’en extraire, de barrer la route aux comparaisons, aux attentes, mères des frustrations. Ceci fait, La nurse est un film prenant, assumant ses partis pris de conte fantastique dans lequel le quotidien et l’onirique se tutoient constamment. La modestie du métrage se révèle même être sa grande force. Aucune prétention, aucun calcul ne ressort de cette œuvre traitée avec sincérité et simplicité.
Même si un hibou, charriant mystère et étrangeté, ouvre le film, c’est sur la voie du thriller que La Nurse nous emmène d’abord. Une ouverture efficace, au découpage imparable, voit ainsi la vie d’une mère de famille basculer lorsqu’elle découvre un lit vide annonçant la disparition de son nourrisson. Quelques plans furtifs ont vendu la mèche : la nounou est dans le coup ! Aucun mystère sur ce point, et le film ne jouera pas sur ce suspense (comme le fera en revanche La Main sur le Berceau de Curtis Hanson, sorti l’année suivante). Lorsque Phil et Kate recrutent Camilla pour s’occuper de leur petit Jake, on connaît d’emblée le danger que courent l’enfant et les parents. De là naît la tension distillée par le film. La nurse d’apparence angélique parviendra-t-elle à ses fins ?
Le principal attrait du film réside dans son climat fantastique, ou plutôt, la dimension fantastique qu’il tresse au quotidien. L’hésitation est d’ailleurs notable dès que l’on met en regard les titres français – La Nurse – et anglais – The Guardian, autrement plus mystérieux – du film. Car Camilla est tout de suite annoncée comme une créature maléfique. Elle n’est issue d’aucune mythologie connue, mais elle appartient, comprend-on, à une race ayant régulièrement besoin du sacrifice d’un bébé âgé d’un mois pour continuer à vivre, le sang pur d’un nourrisson étant nécessaire, pour on ne sait quelle raison, à sa survie. Cette condition donne lieu aux plus belles et étranges scènes du film, comme lorsque Camilla est agressée alors qu’elle se promène avec Jake, et qu’elle court dans la forêt pour rejoindre son arbre, devenant comme vivant face au danger, et réglant leur compte aux poursuivants tandis que Camilla observe tranquillement la scène. On retiendra également parmi les images marquantes ces visages de bébé dessinés dans l’écorce de l’arbre, emprisonnés à jamais dans les pleurs de leur jeune âge.
Le contraste entre le dessein maléfique de Camilla et son comportement doux et attentionné contribue également à flouter les repères du genre. Elle n’est pas une méchante à proprement parler. Si son plan réussit, elle sèmera la désolation au sein d’une famille, mais sa volonté n’est pas de faire le mal. C’est la survie qui la meut. On n’est pas ici dans le thriller psychologique, ni dans le film d’horreur, mais dans le conte. L’ogresse prodigue ses soins, patiemment, avec la « tendresse souple d’une mère » chère à Baudelaire. Le personnage trouve en Jenny Seagrove une interprète de choix, suffisamment douce et ordinaire pour qu’on lui confie son enfant, mélange d’ingénue et de femme fatale qui s’ignore, séductrice dont on ne saurait dire si elle l’est ou non à son insu (elle mettra en émoi le père de famille et fera tourner la tête d’un ami de la famille qui paiera cher le fait d’avoir découvert le pot aux roses), mais surtout créature de la nature, femme-arbre tout entière vouée à des pratiques occultes apportant au film tout son relief, en plus de son enjeu.
La rencontre entre cette dimension de conte et le quotidien le plus prosaïque (un couple, un bébé, une nouvelle maison, des repères à retrouver) donne un résultat assez étonnant et vraiment intéressant. Les velléités mortifères de Camilla croisent les liens unissant une famille. Le récit bâtissant très progressivement l’opposition entre les deux sphères, à mesure que le doute sur les intentions de la nurse grandit, ainsi que le montage insérant parmi la vie de cette famille des séquences purement oniriques ou fantastiques, contribuent non pas à générer un doute sur la nature des évènements, mais bien à entrelacer deux niveaux de réalité : celle que l’on connaît, et celle qui nous échappe. Les mettre sur le même plan est ce qui fait la beauté de ce film. La Nurse ne cherche pas à nous faire croire à un mythe, il suggère qu’il n’y a aucun doute sur le fait qu’il existe, et que nous pouvons tous le croiser sur notre route. Le fantastique ainsi débarrassé de ses oripeaux fantasmagoriques apparaît alors dans toute sa nudité : c’est l’éternel combat contre l’adversité, la mise au jour de nos peurs et de nos luttes. La métaphore ne se tapit plus dans l’ombre. Elle porte des robes à fleurs et nous sourit.
Audrey Jeamart