SUSPIRIA : DIVISER POUR MIEUX RÉGNER

L’annonce d’un remake de SUSPIRIA a suscité, comme il fallait s’y attendre, des réactions extrêmement polarisées. La crainte de voir l’aura du chef-d’œuvre de Dario Argento diminuée par le seul fait de devoir partager son titre avec un copié-collé forcément édulcoré et commercial, élaboré dans l’unique but de profiter du statut de l’œuvre initiale était fondée, les exemples sont légions dans l’histoire du 7ème art. Une telle entreprise n’a bien souvent pour résultat que de conforter l’hégémonie du film original sur le sujet traité à quelques exceptions près. SUSPIRIA 2018 est l’une de ces rares occurrences que l’histoire du cinéma ne retiendra pas comme une vulgaire tentative de capitaliser sur le caractère culte d’une œuvre visionnaire et radicale, mais comme une tentative elle-même visionnaire et radicale d’extrapoler sur une mythologie dont l’attrait principal est de se prêter à une infinité d’interprétations.

 

Avec Luca Guadagnino aux commandes il fallait s’attendre à ce que le baroque selon Argento ne soit qu’un lointain souvenir dont les échos s’ils s’avéraient résonner encore apparaîtraient hors de propos. Il faut reconnaître au réalisateur, comme à son scénariste David Kajganich (dont l’implication dans la nouvelle adaptation de SIMETIERRE aguise notre curiosité la plus saine), à son chef opérateur Sayombhu Mukdeeprom et à son compositeur Thom Yorke, l’absence totale de recours à des références opportunistes qui n’auraient eu pour seul but que de nous faire nous sentir en terrain connu, « comme à la maison » en excitant nos reflexes pavloviens via un rappel visuel ou musical qui n’aurait rendu qu’un hommage superficiel et vain à l’œuvre originale. De même la violence stylisée d’Argento laisse place à un réalisme qui suscite une répulsion immédiate et dont l’épreuve dans la durée génère un malaise qui ne s’approche en rien du syndrome de Stendhal.

Contrairement à son aîné, SUSPIRIA version 2018, comme l’indique son sous-titre, « Six actes et un épilogue dans Berlin divisé », s’inscrit dans un contexte historique précis, dans un monde fracturé et figé, donnant même au sous-titre une place prépondérante en ouverture, laissant l’évocateur « suspiria » trainer l’air de rien sur un panneau lumineux de la station de métro où descend Susie Bannion. Susie elle-même nous arrive avec un bagage identitaire beaucoup plus important que son homologue incarné par Jessica Harper, et son rôle se trouve intégralement réécrit pour correspondre à la thématique que veut servir Guadagnino, celle de la honte, de la culpabilité et de l’affliction. Celles d’une mère mormone  d’abord dont la respiration sifflante et douloureuse hante les souvenirs de Susie bien avant que ne se fasse entendre l’apoplexie d’Helena Markos puis celles qui pèsent aussi sur l’unique personnage masculin du récit, le Dr Jozef Klemperer pour qui le souvenir de la seconde guerre mondial et la disparition de son épouse en 1943 est un fardeau quotidien. Cet horizon masqué par la persistance de l’horreur passée trouve miroir dans le mur qui divise Berlin et fait littéralement face à l’académie de dance où se sont établies les sorcières. Aux soupirs et aux larmes s’ajoutent la pulsion ténébreuse de violence (de vengeance, de chaos ?) à laquelle répond Patricia (dont la fuite est l’élément central du premier acte) dont on nous révèle l’implication dans les actions terroristes de la bande à Baader. Berlin 1977 devient donc le territoire idéal de la ré-émergence des puissances venues de la nuit des temps que sont les Mères des Afflictions, un verger qui offre les fruits dont se nourrissent les trois Mères, ce qui n’est ni plus ni moins qu’un retour aux sources du récit de Dario Argento et Daria Nicolodi : LEVANA AND OUR LADIES OF SORROW, chapitre du SUSPIRIA DE PROFUNDIS de Thomas de Quincey consacré aux trois Mères des tourments de l’humanité.

 

SUSPIRIA 2018 n’est d’ailleurs pas seulement une variation sur l’influence de MATER SUSPIRIORUM mais peut aussi être vu comme une réinterprétation du mythe dans son intégralité, en témoigne le recours  qu’ont, par deux fois au moins, Guadagnino et Kajganich à la trinité. La première manifestation réside dans la présence de Tilda Swinton dans trois rôles différents : celui évident de Madame Blanc, celui moins évident du Dr Klemperer et enfin plus surprenant, celui d’Helena Markos. Dans une volonté de transcender le discours, Swinton incarne à la fois une figure autoritaire du couvent des sorcières, lucide quant aux abus de pouvoir de la Mère mais à la puissance d’opposition relative au sein de l’organisation, la figure masculine dont la douleur nourrit les forces obscures, et celle à qui profite ses forces et qui jouit et abuse d’un statut qu’on découvrira usurpé et qui périra de son orgueil. La seconde manifestation est celle du triangle Markos-Blanc-Susie, trois pôles de circulation du pouvoir, qui pourraient, si leur rivalité n’était pas si autodestructrice, être l’écho des trois Afflictions telles qu’elles étaient décrites chez Argento (chacune correspondant physiquement à une Mater telle qu’elle nous est présentée dans son opus réservé). Cette interprétation est toutefois contredite par la révélation sur l’identité réelle de Susie et son triomphe final. On retrouve cependant trois signes renvoyant à l’influence des trois Mère : les râles de la mère de Susie, les larmes d’Olga, la violence chaotique à laquelle est supposée prendre part Patricia.

La dualité est aussi présente, qu’il s’agisse du tableau représentant Helena Markos et Mme Blanc qui évoque un lien mère-fille, ou de l’opposition entre « Markosistes » et « Blanchistes » qui gangrène le couvent. « Il y a deux choses que la danse ne sera plus jamais : belle et joyeuse » explique Madame Blanc dans une volonté de souligner la gravité de l’état du monde, mais cette gravité est contrebalancée par l’apparente insouciance des autres disciples de Markos. Une dualité se manifeste de façon plus frappante encore via l’actrice Malgorzata Bela, interprète de la mère de Susie mais aussi interprète de la Mort incarnée qui vient prendre l’usurpatrice Markos et ses adoratrices. La première est l’affligée qui voit sa maladie comme un châtiment pour avoir, en ses termes, infligé sa fille au monde, la véritable Mère, qui nous ramène à la déesse antique à laquelle De Quincey se référait, Levana, dont le nom suggère l’élévation, qu’il s’agisse de grandir ou de défier la gravité (ces sauts que Blanc exige de Susie) pour entrevoir un horizon au-delà des ténèbres d’un mur de souffrance. La seconde est l’instrument du ménage qu’opère la prétendante légitime à la tête du couvent pour retrouver l’unité et rendre la danse belle et joyeuse à nouveau. L’équilibre se trouve d’ailleurs dans la dualité, et c’est sous le signe de la compassion, non plus de la cruauté que Mater Suspiriorum enfin établie entame son règne, délivrant de ses démons un Klemperer dont le seul crime est d’avoir été le témoin impuissant des horreurs qui ont laissé de si profondes cicatrices.

 

Guadagnino et Kajganich n’auraient pas pu s’éloigner plus drastiquement du manichéisme qui chez Argento faisait de ses trois mères des puissances néfastes qui pouvaient être défaites. Markos n’est plus cette figure du mal ricanante qui pense triompher de ses adversaire par des tours de passe-passe mais une fausse idole, une sangsue grasse et à l’égo cannibale, vivant sur la dévotion de ses disciples et des sacrifices qu’elles commettent en son nom, elle est vectrice du mal au sens où elle se moque de l’équilibre et ne se préoccupe que de pouvoir. Elle est celle qui maintient le monde figé dans l’affliction et elle est, finalement, celle dont la chute nourrira la Mater légitime, la mère des soupirs, des larmes, des ténèbres, des douleurs, des peurs, de l’innocence perdue, l’instigatrice des fins qui permettent les nouveaux commencements, celle grâce à qui le monde se remet à tourner.

Gabriel Carton

Laisser un commentaire